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Alvin chassa ses craintes d’un haussement d’épaules. Il savait que le Défaiseur n’allait pas le toucher. Depuis toujours, le Défaiseur avait essayé de le tuer en provoquant des accidents, comme de l’eau qui gelait où il allait poser le pied ou qui minait la berge d’une rivière pour qu’il tombe dedans. De temps en temps il poussait quelqu’un à le frapper, comme le révérend Thrower ou ces Rouges, les Chok-Taws. Dans toute la vie d’Alvin, sauf dans les rêves, le Défaiseur n’avait jamais agi directement.

Et ce n’était pas aujourd’hui qu’il commencerait, se dit-il. Continue de chercher pour creuser le vrai puits. L’autre, le mauvais, n’a pas fait partir le vieux filou, mais le bon y arrivera, et après ça je ne le verrai plus miroiter du coin de l’œil pendant trois mois.

Ainsi convaincu, Alvin s’accroupit et consacra son attention à chercher une faille dans la roche cachée.

Pour Alvin, sonder sous terre, ce n’était pas comme voir. C’était plutôt comme posséder une autre main qui courait dans le sol et la pierre aussi vite qu’une goutte d’eau sur une plaque à grâler brûlante. Sans avoir rencontré de pénétrants, il se disait qu’ils ne devaient guère s’y prendre autrement que lui, ils envoyaient ce qu’ils appelaient leur « bestiole » fouiller sous terre et reconnaissaient tout ce qui s’y trouvait. S’il procédait réellement comme eux, alors il lui fallait se demander si on avait raison de prétendre que c’était véritablement leur esprit qui s’infiltrait dans le sol ; des histoires circulaient même sur des pénétrants dont l’esprit s’était perdu et qui n’avaient jamais plus prononcé un mot ni bougé un muscle jusqu’à ce qu’ils finissent par mourir. Mais ces histoires effrayantes n’allaient pas dissuader Alvin d’accomplir sa tâche. Quand il y avait besoin d’une meule, il trouvait les points de rupture naturels pour qu’elle se détache sans qu’on ait beaucoup à travailler au burin. Puisqu’il y avait besoin d’eau, il trouverait un moyen de creuser pour aller la chercher.

Il finit par découvrir un endroit où la plaque rocheuse était mince et s’effritait. Le sol était ici plus élevé, l’eau plus en profondeur, mais il pouvait traverser la pierre pour l’atteindre, c’était ça l’important.

Le nouvel emplacement se situait à mi-chemin de la maison et de la forge – moins commode pour Conciliant mais plus facile pour sa femme Gertie qui devait utiliser la même eau. Alvin se mit au travail avec entrain parce que la nuit tombait et qu’il refusait d’aller se coucher tant qu’il n’aurait pas terminé. Sans même réfléchir, il prit la décision de se servir de son talent comme il en avait l’habitude chez son père. Il ne toucha pas une fois la roche de sa pelle ; c’était comme si la terre se changeait en farine pour quasiment sauter hors du trou sans qu’il ait besoin de l’évacuer lui-même. Un adulte qui l’aurait vu à ce moment précis se serait cru pris de boisson sinon de folie, tant il creusait vite. Mais personne ne regardait en dehors d’Arthur Stuart. Il faisait presque noir, après tout, et Al n’avait pas de lanterne, alors on ne remarquerait même pas sa présence. Il pouvait employer son talent ce soir sans crainte d’être découvert.

De la maison parvinrent des cris de dispute, forts mais pas assez clairs pour qu’Alvin comprenne les mots.

« En colère », fit Arthur Stuart. Il regardait droit vers la maison, aussi figé qu’un chien à l’arrêt.

« T’entends ce qu’ils racontent ? demanda Alvin. La Peg Guester dit tout l’temps que t’as des oreilles de chien, qu’elles s’dressent au moindre bruit. »

Arthur Stuart ferma les yeux. « T’as pas l’droit d’faire mourir ce garçon d’faim », dit-il.

Alvin faillit carrément éclater de rire. Arthur imitait à la perfection la voix de Gertie Smith, il n’avait jamais entendu ça.

« L’est trop grand pour recevoir une roustée et j’veux y apprendre », fit Arthur Stuart.

Cette fois, c’était exactement la voix du patron forgeron. « Ben ça ! » murmura Alvin.

Le petit Arthur poursuivit aussitôt : « Alvin va manger cette assiettée, Conciliant Smith, si tu veux pas t’la recevoir sus la tête.

— J’aimerais bien voir ça, vieille sorcière, j’te casserais les bras. »

Alvin ne put se retenir, il éclata de rire. « Du djab si t’es pas un véritab’ oiseau moqueur, Arthur Stuart. »

Le gamin leva les yeux vers Alvin et un sourire lui éclaira la figure. De la maison montèrent des bruits de vaisselle brisée. Arthur Stuart se mit à rigoler et à courir en rond. « Plat cassé, plat cassé, plat cassé ! s’écria-t-il.

— Si c’est pas la meilleure ! dit Alvin. Asteure dis-moi, Arthur, t’as pas vraiment compris tout c’que t’as raconté, hein ? J’veux dire, t’as fait qu’répéter c’que t’as entendu, c’est pas vrai ?

— Plat cassé sus sa tête ! » Arthur hurlait de rire et il s’écroula dans l’herbe à la renverse. Alvin riait aussi mais il ne pouvait détacher les yeux du petit garçon. Il est davantage que ce qu’il paraît, songeait-il. Ou alors c’est qu’il est fou.

De la direction opposée vint une autre voix de femme, un appel lancé à plein gosier qui se propagea dans l’air moite de la nuit tombante. « Arthur ! Arthur Stuart ! »

Arthur s’assit bien vite. « Mouman, fit-il.

— C’est vrai, c’est la vieille Peg Guester qu’est après hucher, dit Alvin.

— Aller au lit, dit Arthur.

— Fais attention qu’elle te donne pas d’bain d’abord, mon gars, t’es un brin crasseux. »

Arthur se mit debout et partit en trottinant sur le pré pour remonter jusqu’au sentier qui reliait la resserre de la source à l’auberge où il habitait. Alvin regarda le petit garçon s’éloigner et disparaître ; il battait des bras en courant, comme s’il volait. Un oiseau, probablement une chouette, plana près de lui sur la moitié du pré, glissant au-dessus du sol comme pour lui tenir compagnie. Arthur disparut derrière la resserre, et alors seulement Alvin se remit au travail.

En l’espace de quelques minutes il faisait complètement noir, et le profond silence de la nuit ne fut ensuite pas long à tomber. Jusqu’aux chiens qui se tenaient tranquilles dans tout le village. La lune ne se lèverait pas avant plusieurs heures. Alvin travaillait quand même. Il n’avait pas besoin d’y voir ; il sentait comment avançait le puits, le sol sous ses pieds. Rien de commun avec la vision des hommes rouges, leur aptitude à entendre le chant de la forêt verte. Il se servait de son propre talent, qui l’aidait à trouver son chemin au cœur de la terre.

Il savait qu’il tomberait sur de la pierre à une profondeur deux fois plus grande ce coup-ci. Mais lorsque sa pelle rencontra de gros cailloux, il ne découvrit pas une surface plate comme à l’emplacement désigné par Hank Dowser. La roche était friable et cassée ; grâce à son talent, Al ne pesa qu’à peine sur son levier pour que des fragments fusent tout seuls, qu’il rejeta du puits comme de vulgaires mottes de terre.

Mais une fois cette strate franchie, le sol devint bourbeux par en dessous. N’importe qui d’autre aurait été contraint de suspendre son travail et d’attendre le lendemain matin qu’on l’aide à dévaser l’excavation. Mais pour Alvin, ça ne présentait guère de difficulté. Il tassa la terre des parois afin que l’eau ne s’infiltre pas trop vite. La pelle n’était plus utile désormais. Il se servit d’une drague pour ramasser la vase ; il n’avait pas non plus besoin d’un partenaire pour la hisser au bout d’une corde, il la jetait tout simplement en l’air, et son talent était tel que chaque paquet de boue, compact, atterrissait proprement à côté du puits ; on aurait dit qu’il lançait des petits lapins hors du trou.