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Alvin était le maître ici, pas de doute, il accomplissait des miracles au fond de son trou dans la terre. Tu m’as dit que je n’aurais ni à manger ni à boire tant que le puits ne serait pas creusé, tu croyais que je viendrais te mendier un gobelet d’eau et te supplier de me laisser aller me coucher. Eh bien, tu en seras pour tes frais. Tu l’auras, ton puits, avec des murs si solides qu’on y tirera encore de l’eau après que ta maison et ta forgerie seront tombées en poussière.

Mais à l’instant même où il savourait sa victoire, il s’aperçut que le Défaiseur se trouvait plus près qu’il ne l’avait été depuis des années.

Il luisait par intermittence, dansait et ne se cantonnait plus à la limite de son champ de vision. Alvin le voyait juste devant lui, malgré l’obscurité, il le voyait même plus clairement qu’en plein jour parce qu’il n’y avait rien de réel à cette heure-ci pour distraire son attention.

Brusquement, ça devenait effrayant, comme dans les cauchemars de son enfance, et Alvin resta un instant dans la fosse, glacé de terreur, pendant que l’eau sourdait du fond pour former de la vase par en dessous. De la vase épaisse de cent pieds, dans laquelle il s’enfonçait tandis que les parois du trou s’amollissaient elles aussi, qu’elles allaient s’effondrer sur lui et l’engloutir ; il allait se noyer en cherchant à faire entrer de la fange dans ses poumons, il le savait, le froid et l’humidité montaient autour de ses cuisses, à l’entrejambes ; il serra les poings et sentit la boue lui glisser entre les doigts, comme le néant de ses cauchemars…

Et alors il revint à lui, se ressaisit. D’accord, il avait de la boue jusqu’à la taille, et dans un cas semblable n’importe quel autre gamin n’aurait abouti qu’à s’enfoncer davantage et s’étouffer dans ses efforts désordonnés pour se libérer. Mais il s’agissait d’Alvin, pas d’un garçon ordinaire, et il ne courait aucun danger tant qu’il ne céderait pas à la peur comme un enfant victime d’un mauvais rêve. Il durcit la boue sous ses pieds, suffisamment pour qu’elle supporte son poids ; il fit ensuite monter la plaque ainsi solidifiée qui le dégagea de sa gangue jusqu’à ce qu’il se retrouve debout dans de la vase mêlée de graviers au fond du puits.

Pas plus difficile que de tordre le cou à un rat. Si c’était tout ce qu’avait imaginé le Défaiseur, autant qu’il s’en retourne chez lui. Alvin était de taille à lui tenir tête, tout comme il savait tenir tête à Conciliant Smith et Hank Dowser réunis. Il se remit à creuser, puis dragua, souleva, rejeta, se pencha et recommença.

Il était presque assez profond maintenant, à six bons pieds en dessous de la table rocheuse. De fait, s’il n’avait pas raffermi les parois de terre du puits, il aurait déjà de l’eau par-dessus la tête. Alvin agrippa la corde à nœuds qu’il avait laissée pendre et remonta la paroi en se hissant à la force du poignet.

La lune se levait à présent, mais le trou était si profond qu’elle n’en éclairerait pas l’intérieur avant d’approcher le zénith. Tant pis. Alvin déversa dans la fosse une brouettée des pierres qu’il avait extraites au levier une heure plus tôt seulement. Puis il descendit à son tour comme il put.

Depuis tout petit il savait travailler la roche et jamais il n’avait eu la main aussi sûre que ce soir. De ses doigts nus il modela la pierre comme de l’argile tendre, il la façonna en blocs carrés unis qu’il entassa tout autour des parois du puits à partir du fond, bien serrés les uns contre les autres pour éviter qu’ils ne cèdent sous la poussée de la terre et de l’eau. L’eau s’infiltrerait facilement par les fissures entre les pierres mais pas la terre, et le puits serait propre presque tout de suite.

Les pierres qu’il avait extraites du trou ne suffisaient pas, bien évidemment ; Alvin effectua trois voyages jusqu’au ruisseau pour charger la brouette de cailloux polis par le courant. Il avait beau se servir de son talent pour se faciliter la tâche, il se faisait tard et la fatigue le gagnait. Mais il refusait d’en tenir compte. N’avait-il pas acquis le don des hommes rouges à toujours courir longtemps après que la fatigue aurait dû les priver de forces ? Un gars qui avait suivi Ta-Kumsaw, qui avait couru sans relâche de Détroit à la Butte-aux-huit-faces, un gars comme ça n’allait pas se laisser abattre par une malheureuse nuit à creuser un puits, et tant pis pour la soif ou les douleurs dans les cuisses et les épaules, les courbatures des coudes et des genoux.

Enfin, enfin, il en vit le bout. La lune avait dépassé le zénith, il avait un goût de couverture de crin dans la bouche, mais c’était terminé. Il entreprit de grimper hors du trou, s’arc-boutant contre les murs qu’il venait tout juste de bâtir. Tout en s’élevant il relâcha son emprise sur la terre autour du puits, il lui rendit sa liberté, et l’eau, désormais domestiquée, se mit à sourdre bruyamment dans le profond bassin de pierre aménagé pour la recevoir.

Alvin n’en rentra pas pour autant à la maison, il n’alla même pas au ruisseau pour y boire. Sa première gorgée d’eau, elle proviendrait de ce puits, comme avait dit Conciliant Smith. Il allait rester attendre que le puits ait atteint son niveau normal ; une fois l’eau clarifiée, il en tirerait un seau qu’il porterait à la maison et en boirait un gobelet sous le nez de son patron. Après quoi il entraînerait Conciliant Smith dehors ; il lui montrerait le puits demandé par Hank Dowser, celui qui lui avait valu une taloche du forgeron, puis il indiquerait celui où l’on pouvait laisser tomber un seau et entendre un bruit d’éclaboussement, pas un choc.

Debout au bord du puits, il se représentait Conciliant Smith qui bredouillait, qui jurait. Puis il s’assit, rien que pour soulager ses pieds, et imagina la figure de Hank Dowser lorsqu’il verrait ce qu’il avait fait. Alors il s’allongea pour reposer son dos douloureux et ferma les paupières une minute ; ainsi n’était-il pas forcé de suivre les ombres virevoltantes de destruction qui ne cessaient de l’importuner au coin des yeux.

VIII

Le Défaiseur

Madame Modesty bougeait. Peggy entendit sa respiration changer de rythme. Puis elle se réveilla et s’assit brusquement sur sa couche. Elle chercha aussitôt Peggy des yeux dans l’obscurité de la chambre.

« Je suis là, murmura Peggy.

— Que s’est-il passé, ma chérie ? Tu n’as pas du tout dormi ?

— Je n’ose pas », dit la jeune fille.

Madame Modesty passa sur le portique pour la rejoindre. La brise du sud-ouest gonflait les rideaux damassés dans leur dos. La lune faisait la coquette auprès d’un nuage ; la ville de Dekane, au pied de la colline en contrebas, offrait un rassemblement de toits au motif inconstant. « Tu le vois ? demanda madame Modesty.

— Pas lui, fit Peggy. Je vois sa flamme de vie ; je peux voir par ses yeux, comme lui ; je peux voir ses différents avenirs. Mais lui-même, non, je ne le vois pas.

— Ma pauvre chérie. Au beau milieu d’une mer ; veilleuse soirée, devoir quitter le bal du gouverneur pour veiller sur cet enfant tout là-bas qui court un grave danger. » C’était sa façon, à madame Modesty, de demander en quoi consistait ce danger sans vraiment poser la question. Peggy avait ainsi la possibilité de répondre ou de se taire, et aucune des deux solutions n’était offensante.

« J’aimerais pouvoir expliquer, dit Peggy. C’est son ennemi, celui qui n’a pas de visage…»

Madame Modesty frissonna. « Pas de visage ! Quelle horreur !