IX
L’oiseau rouge
Alvin se réveilla des heures plus tard ; la lune était basse à l’occident, les premières et faibles lueurs du jour pointaient à l’orient. Il n’avait pas voulu s’endormir. Mais il était fatigué, après tout, et il avait fait son travail, alors évidemment, c’était difficile de fermer les yeux et d’espérer rester éveillé. Il avait encore le temps de tirer un seau d’eau et de le porter à la maison.
Avait-il les yeux ouverts, seulement ? Le ciel, il le voyait, gris pâle à gauche, gris pâle à droite. Mais où étaient les arbres ? N’auraient-ils pas dû se balancer doucement dans la brise du matin, juste à la limite de son champ de vision ? De fait, il n’y avait pas de vent ; outre ce qu’il aurait dû voir et ce qu’il aurait dû sentir sur sa peau, il y avait d’autres choses qu’il ne percevait plus. La musique verte de la forêt vivante. Elle avait disparu ; il n’entendait plus le murmure de vie des insectes endormis dans l’herbe, ni les battements de cœur du cerf broutant à l’aube. Plus d’oiseaux perchés dans les arbres, dans l’attente que la chaleur du soleil fasse sortir les insectes.
Morte. Détruite. La forêt n’était plus.
Alvin ouvrit les yeux.
Ils n’étaient pas déjà ouverts ?
Alvin les ouvrit à nouveau et ne parvint pas davantage à voir ; sans les refermer il les ouvrit pourtant encore, et chaque fois le ciel lui parut plus sombre. Non, pas plus sombre, simplement plus loin, il s’en allait à toute allure comme s’il tombait dans un gouffre tellement profond qu’il s’y perdait.
Alvin cria de terreur, ouvrit ses yeux déjà ouverts et vit :
L’air frémissant du Défaiseur qui pesait sur lui, s’infiltrait dans ses narines, entre ses doigts, dans ses oreilles.
Il ne sentait rien, oh non, sauf qu’il savait ce qui avait désormais disparu de lui : les couches externes de sa peau, partout où le Défaiseur l’avait touché ; son corps se désagrégeait, jusque dans ses plus petites parties qui se mouraient, se desséchaient, s’effritaient.
« Non ! » hurla-t-il. Le cri ne produisit aucun son. Le Défaiseur en profita pour s’engouffrer dans sa bouche, descendre dans ses poumons ; Alvin n’arrivait pas à serrer les dents assez fort et les lèvres assez hermétiquement pour empêcher l’incréateur visqueux de se couler en lui, de le ronger de l’intérieur.
Il essaya de se guérir lui-même, comme il l’avait fait pour sa jambe la fois où la meule l’avait proprement cassée en deux. Mais c’était toujours la même histoire que lui avait racontée Mot-pour-mot : il mettait cent fois plus de temps à bâtir que le Défaiseur à détruire. Pour une partie qu’il guérissait, des milliers se détérioraient et disparaissaient. Il allait mourir, il avait déjà un pied dans la tombe, et il ne s’agirait pas d’une mort ordinaire où il perdrait sa chair en continuant de vivre en esprit, car le Défaiseur comptait le dévorer corps et âme tout pareil, à la fois la chair et l’esprit.
Plouf ! Un bruit de chute dans l’eau. Jamais de sa vie il n’avait rien entendu de plus agréable : un son. Ça voulait dire qu’au-delà du Défaiseur qui l’enveloppait et l’envahissait il y avait quelque chose.
Alvin entendit le bruit se répercuter et résonner dans sa mémoire ; il s’y accrocha, se cramponna à ce lien avec le monde réel et ouvrit les yeux.
Cette fois, il sut qu’il les ouvrait pour de bon parce qu’il vit le ciel, normalement bordé d’arbres. Et il y avait là Gertie Smith, la femme de Conciliant, qui le dominait, un seau dans les mains.
« M’est avis que c’est la première eau qu’on tire d’ce puits », dit-elle.
Alvin ouvrit la bouche et sentit l’air humide et frais y pénétrer. « M’est avis, murmura-t-il.
— J’aurais jamais cru que tu pouvais l’creuser entièrement et l’maçonner comme il faut, tout ça en une nuit, dit-elle. C’est le p’tit sang-mêlé, là, Arthur Stuart, qu’est v’nu dans ma cuisine où j’étais après faire les biscuits du p’tit déjeuner et qui m’a dit qu’ton puits était terminé. Fallait que je m’en vienne voir ça.
— Y s’lève rudement tôt, fit Alvin.
— Et toi, tu veilles rudement tard, dit Gertie. Moi, si j’étais un homme aussi costaud qu’toi, j’ficherais une bonne rinçure à mon mari, Al, apprenti ou pas.
— J’ai fait ce qu’il a d’mandé, rien d’autre.
— J’en suis sûre, tout comme j’suis sûre que c’est lui qui t’a demandé d’creuser ce trou rond en pierre là-bas, du côté d’la forgerie, j’ai pas raison ? » Elle gloussa, ravie. « Ça y apprendra, à cet imbécile. Faire si grand cas d’ce sourcier alors qu’son apprenti fait du meilleur ouvrage que l’aut’ vieux brigand…»
Pour la première fois, Alvin comprit que le trou qu’il avait creusé sous le coup de la colère, c’était comme un écriteau pour signaler à tout le monde qu’il possédait davantage qu’un talent à ferrer les chevaux. « S’il vous plaît, m’dame, fit-il.
— S’il me plaît quoi ?
— Mon talent, c’est pas çui-là d’un sourcier, m’dame, et si vous commencez à raconter ça, on m’fichera jamais la paix. »
Elle posa sur lui un regard froid. « Si t’as pas de talent d’sourcier, mon gars, dis-moi donc comment ça s’fait qu’y a de l’eau limpide dans c’puits que t’as creusé. »
Alvin avait étudié son mensonge. « La baguette du sourcier, elle s’est aussi enfoncée icitte, je l’ai vue, alors quand j’suis tombé sus d’la pierre dans l’premier puits, j’ai essayé de ce côté-ci. »
Gertie avait une nature soupçonneuse. « T’es sûr que tu dirais la même chose si Jésus s’tenait icitte, devant toi, et qu’il devait juger ton âme éternelle sus la vérité de c’que tu m’racontes ?
— M’dame, m’est avis qu’si Jésus s’tenait icitte, j’y demanderais l’pardon d’mes péchés et que je m’en ficherais pas mal, d’ces histoires de puits. »
Elle rit à nouveau et lui claqua légèrement l’épaule. « Je l’aime bien, moi, ton histoire de sourcier. T’as jusse fait qu’regarder l’vieux Hank Dowser. Oh, elle est bonne, celle-là ! C’est c’que je m’en vais raconter à tout l’monde, tu peux être tranquille.
— Merci, m’dame.
— Tiens. Bois. T’as droit à la première gorgée du premier seau d’eau claire tirée d’ce puits. »
Alvin savait que, selon la coutume, c’était au propriétaire de boire en premier. Mais elle le lui proposait et il avait le gosier tellement sec qu’il n’aurait pu cracher pour vingt-cinq sous de salive, même à cinq piastres l’once. Il porta donc le seau à ses lèvres et but, laissant l’eau lui éclabousser sa chemise.
« J’gage que t’as faim aussi, dit-elle.
— Surtout besoin d’repos, plusse que d’manger, j’crois bien, dit Alvin.
— Alors rentre donc t’coucher. »
Il savait qu’il devait y aller, mais il voyait le Défaiseur à proximité et il craignait à vrai dire de se rendormir. « J’vous remercie bien, m’dame, mais j’aimerais quand même rester quèques minutes tout seul.
— Comme tu veux », fit-elle, et elle rentra chez elle.
Le petit vent du matin le glaça quand il sécha l’eau renversée sur sa chemise. Avait-il simplement rêvé que le Défaiseur prenait possession de lui ? Il ne le pensait pas. Il était parfaitement réveillé, ça, c’était réel, et si Gertie Smith n’était pas venue plonger son seau dans le puits, il aurait été anéanti. Le Défaiseur ne se cachait plus. Il ne se faufilait plus par-derrière en faisant des détours. Il était là, partout où regardait Alvin, il miroitait dans la lumière grisâtre de l’aube.