Pour une raison inconnue, le Défaiseur avait choisi ce matin-ci pour un face à face. Seulement, Alvin ignorait comment il devait le combattre. Si creuser un puits et le maçonner comme il faut ne suffisait pas à repousser l’ennemi, alors que faire ? Le Défaiseur n’était pas un adversaire comme ceux avec lesquels il se bagarrait au village. Le Défaiseur n’offrait pas de prise par où le saisir.
Une chose était sûre. Alvin ne dormirait pas une nuit de plus s’il ne trouvait moyen de lui rabattre son caquet et de lui faire mordre la poussière.
Je suis censé te dominer, dit Alvin au Défaiseur. Alors dis-moi, Défaiseur, comment je m’y prends pour te détruire, toi qui es la Destruction même ? Qui va m’indiquer comment gagner cette bataille, quand toi, tu peux te faufiler jusqu’à moi durant mon sommeil, et que moi, je n’ai pas la moindre idée sur la façon de t’approcher ?
Tout en se disant ces mots dans sa tête, Alvin se dirigea vers l’orée du bois. Le Défaiseur reculait, toujours hors de portée. Al savait, sans même regarder, qu’il se rabattait aussi dans son dos ; il l’avait donc de tous côtés.
Je me trouve au milieu d’un bois encore intact où je devrais me sentir comme chez moi, mais le chant vert, il est désormais silencieux, mon ennemi de toujours m’encercle et je n’ai pas le moindre plan d’action.
Le Défaiseur, lui, il en avait un, de plan. Il ne perdait pas son temps à se demander avec angoisse ce qu’il devait faire, Alvin le découvrit bien vite.
Car le vent frais de ce matin d’été céda soudain place à un air glacé, et du diable si des flocons de neige ne commencèrent pas à tomber. Ils descendirent sur les arbres verdoyants, se déposèrent sur l’herbe haute et drue entre les troncs. Une couche épaisse et froide se forma, mais ce n’étaient plus des gros flocons humides et tièdes, c’étaient les minuscules cristaux de glace d’un violent blizzard d’hiver. Alvin frissonna.
« Tu peux pas faire ça », dit-il.
Mais maintenant ses yeux n’étaient pas fermés, il le savait. Il ne s’agissait pas d’un rêve dans un demi-sommeil. C’était de la vraie neige, si épaisse et si froide que les branches des arbres verts se cassaient net, que les feuilles arrachées dégringolaient par terre dans un tintement de glace brisée. Jusqu’à Alvin qui risquait de mourir gelé s’il ne trouvait pas moyen de se sortir de là.
Il entreprit de repartir par où il était venu, mais la neige tombait si dense qu’il ne voyait rien à plus de cinq ou six pas devant lui ; impossible non plus de pressentir son chemin parce que le Défaiseur avait étouffé le chant vert de la forêt vivante. Bientôt, il ne marchait plus, il courait. Seulement, il ne courait pas d’un pied sûr, comme Ta-Kumsaw lui avait appris ; il courait aussi bêtement et bruyamment que ces lourdauds d’hommes blancs et, comme le premier Blanc venu, il glissa sur de la pierre verglacée pour s’étaler la figure la première et franchir à plat ventre une plaque de neige.
De la neige qui s’introduisit dans sa bouche, son nez et ses oreilles, de la neige qui s’immisça entre ses doigts, tout comme la vase de la nuit dernière, tout comme le Défaiseur dans son rêve, et il s’étouffa, crachouilla, lança des cris…
« J’connais que c’est pas vrai ! »
Sa voix se perdit dans le mur de neige.
« C’est l’été ! » brailla-t-il.
Sa mâchoire était douloureuse à cause du froid, et il savait que ça lui ferait trop mal de parler encore, mais il cria quand même à travers ses lèvres engourdies : « J’te frai arrêter ça ! »
Il comprit alors qu’il n’arriverait jamais à rien avec le Défaiseur ; il ne le forcerait jamais à faire ou à être quoi que ce soit parce qu’il n’était rien d’autre que le Non-faire et le Non-être. Ce n’était pas au Défaiseur qu’il devait lancer son appel mais à tout ce qui vivait alentour : les arbres, l’herbe, la terre et même l’air. C’était le chant vert qu’il devait rétablir.
Il s’accrocha à cette idée et la mit à exécution. Il se remit à parler ; sa voix ne valait guère mieux qu’un chuchotement à présent, mais il lança son appel, et sans colère.
« Été », souffla-t-il.
« Air chaud ! » dit-il.
« Feuilles vertes ! hurla-t-il. Vent chaud du sud-ouest ! Nuages d’orage du tantôt, brume du matin, rayons du soleil qui réchauffent, qui évaporent le brouillard ! »
Se produisait-il un changement, un tout petit ? Les flocons tombaient-ils moins fort ? La couche de neige par terre commençait-elle à fondre, à mincir, la couche accumulée sur les branches à s’écrouler, à découvrir davantage d’écorce ?
« C’est un matin chaud et sec ! cria-t-il. La pluie s’en viendra p’t-être plus tard, de très loin, comme un don des rois mages, mais asteure le soleil tape sus les arbres, il vous réveille, vous poussez, les feuilles sortent, c’est ça ! C’est ça ! »
Sa voix se faisait joyeuse parce que la chute de neige n’était plus désormais qu’une pluie crépitante, il ne restait plus sur le sol que quelques taches blanches ici et là, et les feuilles arrachées rebourgeonnaient sur les branches aussi vite que la milice au pas de charge.
Et dans le silence qui suivit son dernier cri, il entendit le chant d’un oiseau.
Un chant comme il n’en avait encore jamais entendu. Il ne connaissait pas cet oiseau ni son agréable ramage qui changeait à chaque sifflement et ne répétait pas deux fois le même air. C’était un chant compliqué dont on ne distinguait pas le motif ; impossible donc de le reproduire, mais impossible aussi de l’emmêler, de retirer ou de le diviser. Il était tout d’une pièce, créé d’un seul tenant, et Alvin sut que s’il parvenait à trouver l’oiseau dont le gosier produisait ce chant-là, il serait sauvé. Sa victoire serait totale.
Il courut, et le chant vert de la forêt le guidait, ses pieds tombaient où il fallait sans qu’il ait besoin de regarder. Il suivit le ramage jusqu’à ce qu’il débouche dans la clairière d’où il provenait.
Perché sur une vieille souche dont l’ombre au nord-ouest abritait encore un carré de neige : un cardinal. Et assis devant la souche, presque nez à bec avec l’oiseau rouge pendant qu’il l’écoutait chanter : Arthur Stuart.
Alvin les contourna à pas très lents, en un cercle parfait, avant de se rapprocher. Comme si Arthur Stuart ne s’apercevait pas de sa présence, il ne détachait pas les yeux de l’oiseau. Le soleil avait beau les aveugler tous deux, ni l’un ni l’autre ne cillait. Alvin se taisait, lui aussi. Comme Arthur Stuart, il était captivé par le chant du cardinal.
Il ne différait en rien des autres cardinaux, des milliers de chanteurs écarlates qu’Alvin avait vus depuis tout petit. Sauf que de son gosier sortait une musique qu’aucun autre n’avait jamais chanté à ce jour. Ce n’était pas un quelconque oiseau rouge. Ni l’unique oiseau rouge. Aucun oiseau ne bénéficiait d’un don inconnu chez ses congénères. C’était tout bonnement Oiseau Rouge, celui qu’on avait désigné pour parler à cet instant au nom de tous les oiseaux, pour chanter le chant de tous les chanteurs, pour que l’enfant l’entende.
Alvin s’agenouilla dans l’herbe fraîchement poussée, à moins de trois pas d’Oiseau Rouge, pour écouter son chant. Il savait, d’après ce que lui avait un jour dit Lolla-Wossiky, que ce chant contenait la mémoire de l’homme rouge, tout ce qu’il avait accompli qui en valait la peine. Il y avait une histoire ancienne qu’Alvin aurait aimé comprendre, disons qu’il aurait aimé entendre comment Oiseau Rouge racontait les événements auxquels lui, il avait pris part : le Prophète Lolla-Wossiky marchant sur les eaux ; la rivière Tippy-Canoe tout écarlate du sang des Rouges ; Ta-Kumsaw debout, une douzaine de balles de mousquet dans le corps, criant encore à ses hommes de tenir, de se battre, de repousser les voleurs blancs.