Malgré tout, il avait beau écouter, le sens du chant lui échappait. Il était capable de courir dans la forêt avec des jambes d’homme rouge, d’entendre le chant vert avec des oreilles d’homme rouge, mais le ramage d’Oiseau Rouge ne lui était pas destiné. Le dicton disait vrai : une fille ne peut avoir tous les soupirants, ni un garçon tous les talents. Alvin était déjà capable d’accomplir beaucoup de choses, et il lui en restait beaucoup à apprendre, mais il en restait encore davantage auxquelles il n’aurait jamais accès, et le chant d’Oiseau Rouge était de celles-là.
Pourtant, l’oiseau n’était pas là par hasard, Alvin en aurait mis sa main au feu. Pour arriver comme ça, à l’issue du face à face avec le Défaiseur, il devait avoir une idée derrière la tête. Il fallait qu’Alvin trouve des réponses dans son chant.
Il était sur le point de parler, de poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis l’instant où il avait eu connaissance de sa destinée possible. Mais ce ne fut pas sa voix qui interrompit le ramage d’Oiseau Rouge. Ce fut celle d’Arthur Stuart.
« Je ne connais pas les jours à venir », fit le petit métis. Sa voix était comme de la musique et les mots sortaient plus clairs que tous ceux qu’Alvin avait jamais entendus dans la bouche d’un gamin de trois ans. « Je ne connais que les jours passés. »
Il fallut une seconde à Alvin pour saisir ce qui se passait. Ce que venait de dire Arthur, c’était la réponse à sa question. Est-ce que je serai un Faiseur comme la torche me l’a annoncé ? Voilà ce qu’Alvin voulait demander, et Arthur Stuart lui avait répondu.
Mais pas répondu de sa propre volonté, c’était évident. Le petit garçon ne comprenait pas plus ce qu’il disait que lorsqu’il avait imité la dispute de Conciliant et de Gertie la veille au soir. Il transmettait la réponse d’Oiseau Rouge. Traduisait son chant en langage clair aux oreilles d’Alvin.
Alvin s’apercevait à présent qu’il avait posé la mauvaise question. Pas besoin qu’Oiseau Rouge lui apprenne qu’il était censé devenir un Faiseur, ça, il le savait pour sûr depuis des années et ne l’oubliait pas malgré tous ses doutes. La vraie question, ce n’était pas si mais comment il allait devenir un Faiseur.
Dis-moi comment.
Oiseau Rouge modifia son chant en un air simple et doux, plus normal pour un oiseau, différent de l’histoire millénaire de l’homme rouge qu’il chantait jusqu’à présent. Alvin n’en comprenait pas le sens mais il savait tout de même de quoi il était question. Le chant du Faiseur. Sans arrêt, le même air se répétait, seulement par petits fragments… mais leur éclat aveuglait ; il y avait tant de vérité dans ce chant qu’Alvin le voyait avec les yeux, le ressentait des lèvres jusqu’à l’aine, le goûtait, le humait. Le chant du Faiseur, et c’était son chant à lui, il le reconnaissait à son goût si agréable sur la langue.
Et au plus fort du chant, Arthur Stuart se remit à parler d’une voix à peine humaine tant elle était flûtée, aiguë et claire.
« Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée », dit le petit métis.
Alvin grava les mots dans son cœur, sans pour autant les comprendre. Parce qu’il savait qu’un jour il les comprendrait ; et ce jour-là, il aurait le pouvoir des anciens Faiseurs qui avaient bâti la Cité de Cristal. Il comprendrait, se servirait de son pouvoir, trouverait la Cité de Cristal et la rebâtirait.
Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée.
Oiseau Rouge se tut. Il resta immobile, la tête dressée ; puis il ne fut plus Oiseau Rouge mais un oiseau banal avec des plumes écarlates. Il s’envola.
Arthur Stuart regarda l’oiseau s’éloigner hors de vue. Puis il l’appela de sa vraie voix d’enfant : « Oiseau ! Oiseau vole ! » Alvin s’agenouilla près du gamin, épuisé par le travail de la nuit, la peur du petit matin gris, le chant d’oiseau du grand jour.
« Moi, j’ai volé », dit Arthur Stuart. Pour la première fois, sembla-t-il, il remarqua la présence d’Alvin et se tourna vers lui.
« T’as fait ça ? murmura Alvin qui répugnait à briser le rêve de l’enfant en lui objectant que les gens ne volent pas.
« L’gros oiseau noir m’a emporté, dit Arthur. L’a volé et volé. » Puis il leva les mains et les pressa sur les joues d’Alvin. « Faiseur », dit-il. Puis il se mit à rire, à rire, ravi.
Arthur n’était donc pas un simple imitateur. Il avait réellement compris le chant d’Oiseau Rouge, du moins une partie. Suffisamment pour connaître le nom de ce que deviendrait Alvin.
« Le répète à personne, dit Alvin. Moi, j’répète à personne que tu connais comment causer aux oiseaux, et toi, tu répètes à personne que j’suis un Faiseur. Promis ? »
La figure d’Arthur prit un air sérieux. « Parle pas aux oiseaux, fit-il. C’est les oiseaux qui m’parlent. » Puis : « Moi, j’ai volé.
— J’te crois, dit Alvin.
— Toi, ch’te crois », fit Arthur. Puis il repartit à rire.
Alvin se leva et Arthur l’imita. Al le prit par la main. « On s’en r’tourne à la maison », dit-il.
Il ramena Arthur à l’auberge, où la Peg Guester gronda le petit sang-mêlé pour s’être ensauvé et avoir donné de l’inquiétude aux gens toute la matinée. Mais elle le gronda affectueusement, et le gamin sourit bêtement au son de voix de la femme qu’il appelait maman. Lorsque la porte se referma sur Arthur Stuart, Alvin songea : je vais dire à ce drôle ce qu’il a fait pour moi. Un jour je lui dirai ce que ça représente.
Alvin s’en revint par le chemin de la resserre et redescendit vers la forgerie, où Conciliant devait sûrement fulminer contre lui parce qu’il n’était pas à l’heure au travail, quand bien même il avait passé toute la nuit à creuser un puits.
Le puits. Alvin se retrouva près du trou creusé comme un monument dédié à Hank Dowser ; la pierre blanche luisait au soleil, aussi rayonnante et cruelle qu’un rire de mépris.
À cet instant, Alvin sut pourquoi le Défaiseur s’était approché durant la nuit. Non pas à cause du vrai puits qu’il avait creusé. Non pas parce qu’il s’était servi de son talent pour retenir l’eau, ni parce qu’il avait ramolli la pierre pour la façonner à son gré. C’était parce qu’il avait creusé ce premier trou jusqu’à la roche pour une seule raison : ridiculiser Hank Dowser.
Pour le punir ? Parfaitement ! Faire de Hank la risée de tous ceux qui verraient le puits et son fond de caillou à l’emplacement qu’il avait désigné. Ça l’anéantirait, son nom ne vaudrait plus rien chez les sourciers ; et ce serait injuste parce qu’il était vraiment un bon sourcier que la disposition du terrain avait abusé. Hank s’était trompé de bonne foi, et Al avait tout fait pour le punir comme le crétin qu’il n’était sûrement pas.
Quoique fatigué, affaibli par son labeur et sa bataille contre le Défaiseur, il ne perdit pas une minute. Il alla récupérer la pelle où il l’avait laissée, à côté du bon puits, puis il ôta sa chemise et se mit à l’ouvrage. En creusant ce mauvais puits, il avait fait le mal, il avait œuvré à la ruine d’un honnête homme sans autre raison que le dépit. Mais le combler, c’était un travail de Faiseur. Comme on était en plein jour, Alvin n’avait même pas besoin de recourir à son talent pour se faciliter les choses, il se donna à fond à sa tâche jusqu’à ce qu’il se sente près de mourir d’épuisement.