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C’était le midi, il n’avait pas pris de dîner ni de petit déjeuner, mais le puits était entièrement rebouché, le gazon remis en place pour qu’il repousse ; à moins de faire bien attention, personne ne remarquerait qu’il y avait eu le moindre trou. Alvin se servit quand même un peu de son talent, vu qu’il était tout seul, pour remmêler les racines des herbes entre elles, les renfoncer et les lier dans le sol pour qu’aucun carré de gazon mort ne marque l’emplacement.

Mais durant tout ce temps, plus fort que le soleil sur son dos ou que la faim dans son ventre, ce qui le tourmentait, c’était la honte. La nuit dernière, tout à sa colère et à son envie de ridiculiser Hank Dowser, il ne lui était même pas venu à l’esprit d’accomplir une bonne action et d’utiliser son talent pour traverser la roche à l’endroit qu’avait choisi le sourcier. Personne n’aurait jamais su, en dehors d’Alvin, que l’emplacement ne valait rien. Voilà quel aurait été le geste chrétien, charitable. Quand un gars vous flanque une claque dans la figure, vous répondez en lui serrant la main, c’est ce que Jésus enseignait, mais Alvin ne voulait rien entendre, il était sacrément trop fier.

C’est ça qui a attiré le Défaiseur, se dit-il. J’aurais pu employer mon talent à construire, non à détruire. Plus jamais ça, plus jamais, plus jamais. Il répéta cette promesse trois fois ; elle était muette et personne ne la connaîtrait, mais il la tiendrait mieux que n’importe quel serment prêté devant un juge ou même un pasteur.

Il était bien temps. S’il y avait pensé avant que Gertie voie le mauvais puits ou tire de l’eau du bon, il aurait pu reboucher le second et s’arranger pour que le premier fonctionne, après tout. Mais maintenant, elle avait vu la pierre au fond, et s’il creusait au travers, alors ses secrets seraient mis à jour. Et une fois qu’on avait bu l’eau d’un nouveau puits, on ne pouvait jamais le combler à moins qu’il se tarisse de lui-même. Combler un puits en activité, c’était inviter la sécheresse et le choléra à vous poursuivre pour le restant de vos jours.

Il avait réparé son erreur au mieux. On peut regretter, on peut gagner le pardon, mais on ne peut rétablir les futurs possibles que les mauvaises décisions ont condamnés. Pas besoin d’un philosophe pour lui expliquer ça.

Conciliant ne travaillait pas au marteau dans la forge, pas plus qu’il n’y avait de fumée qui sortait de la cheminée. Le forgeron devait se trouver chez lui, occupé à quelque tâche domestique, se dit Alvin. Il remisa donc la pelle à sa place dans la forgerie puis prit la direction de la maison.

À mi-chemin, il passa près du bon puits ; Conciliant Smith était assis sur le petit muret de pierres qu’Al avait monté pour servir d’embase à l’abri.

« B’jour, Alvin, fit le patron.

— B’jour, m’sieur, répondit Alvin.

— J’ai laissé filer l’seau d’fer et d’cuivre jusqu’au fond du puits. T’as dû creuser comme un beau djab, mon gars, pour aller si loin.

— J’voulais pas qu’y s’tarisse.

— Et tu l’as déjà maçonné, dit le forgeron. Y a d’quoi s’étonner, moi j’dis.

— J’ai travaillé vite et dur.

— T’as aussi creusé où il fallait, j’vois ça. »

Alvin prit une profonde inspiration. « À c’qui m’semble, m’sieur, j’ai creusé ’xactement là où l’sourcier avait dit.

— J’ai vu un aut’ trou par là-bas, dit Conciliant Smith. Tout l’fond, c’est rien qu’du caillou, aussi dur et épais qu’les sabots du djab. Tu veux m’faire croire que tu cherches pas à c’que l’monde connaisse pourquoi tu l’as creusé ?

— C’vieux trou-là, je l’ai r’bouché, dit Alvin. J’voudrais avoir jamais creusé un puits pareil. J’ai pas envie qu’on raconte des histoires sur Hank Dowser. Y avait de l’eau là-bas, parfaitement, et pas un sourcier au monde aurait pu s’douter, pour la pierre.

— Sauf toi, fit Conciliant.

— J’suis pas un sourcier, m’sieur », dit Alvin. Et il répéta son mensonge : « J’ai jusse vu qu’sa baguette avait aussi bougé icitte. »

Conciliant Smith secoua la tête tandis qu’un sourire lui fendait lentement la face. « Ma femme m’a déjà raconté ça, et j’ai manqué mourir de rire. Je t’ai calotté par rapport que tu prétendais qu’il avait tort. Asteure tu m’dis que tu voudrais lui bailler tout l’mérite ?

— C’est un vrai sourcier, dit Alvin. Et moi pas, m’sieur, alors m’est avis que c’est à lui qu’y revient. »

Conciliant Smith remonta le seau de cuivre, le porta à ses lèvres et but quelques gorgées. Puis il pencha la tête en arrière et se versa le reste de l’eau sur la figure en éclatant d’un gros rire. « C’est la meilleure eau que j’ai bue d’ma vie, pour ça oui ! »

Il ne promettait pas de marcher dans son histoire ni de laisser Hank Dowser croire qu’il s’agissait de son puits, mais Al savait qu’il ne tirerait rien de plus de son patron. « Si ça vous fait rien, m’sieur, fit-il, j’ai un peu faim.

— Oui, va manger, tu l’as bien gagné. »

Alvin passa devant le forgeron. L’odeur de l’eau nouvelle monta du puits lorsqu’il fut à sa hauteur.

Conciliant Smith parla à nouveau dans son dos : « Gertie m’a dit que t’as bu la première gorgée du puits. »

Al se retourna, craignant à présent les ennuis. « Oui, m’sieur, mais c’est elle qui me l’a donnée. »

Conciliant réfléchit un moment, comme s’il se demandait s’il y avait là motif à punir ou non Alvin. « Ben ça, finit-il par dire, ben ça, c’est bien d’ses coups, mais y a pas d’mal. Y m’reste encore assez d’eau dans c’premier seau d’bois qu’on a tiré du puits, j’vais en mettre quèques gorgées d’côté pour Hank Dowser. J’y en ai promis du premier seau et j’tiendrai parole quand il r’passera.

— Quand il arrivera, m’sieur, fit Alvin, si ça vous ennuie pas, j’crois que j’aimerais mieux pas être là, et lui aussi il aimerait mieux, si vous voyez c’que j’veux dire. J’ai pas l’impression qu’il m’avait à la bonne. »

Le forgeron le regarda attentivement. « Si t’as trouvé c’moyen-là pour éviter d’travailler durant quèques heures quand ce sourcier reviendra, eh ben… – il eut un grand sourire – eh ben, m’est avis qu’ton ouvrage d’la nuit dernière, ça vaut bien ça.

— Merci, m’sieur, fit Alvin.

— Tu t’en retournes à la maison ?

— Oui, m’sieur.

— Bon, moi, je m’en vais ranger ces outils… toi, tu m’ramènes ce seau à la patronne. Elle l’attend. Ça fait plus près que l’ruisseau pour tirer de l’eau, y a bien moins long à porter. Faut que j’remercie tout spécialement Hank Dowser d’avoir choisi cet emplacement-là. » Le forgeron gloussait encore devant autant d’esprit lorsque Alvin atteignit la maison.

Gertie Smith prit le seau, fit asseoir Alvin et le gava jusqu’au goulet de lard frit tout chaud et de bons biscuits graisseux. Elle lui donna tant à manger qu’il dut la supplier d’arrêter. « On a déjà fini un cochon, dit-il. Pas b’soin d’en tuer un autre rien qu’pour mon p’tit déjeuner.

— Les cochons, c’est jamais qu’du maïs sur pattes, dit-elle, et ton ouvrage d’la nuit dernière, ça vaut bien deux gorets, c’est moi qui te l’dis. »

Le ventre plein, Alvin grimpa en rotant l’échelle pour gagner la soupente au-dessus de la cuisine, retira ses vêtements et s’enfouit sous les couvertures de son lit.

Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée.

Il se répéta la phrase sans arrêt avant de s’endormir. Aucun rêve ni cauchemar ne vint troubler son sommeil, il dormit d’une traite jusqu’à l’heure du dîner, puis remit ça toute la nuit jusqu’à l’aube.