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— C’est ce que je ferai, Surveillant !

— Tu ne dois révéler à personne que tu m’as vu. Je ne m’adresse qu’à ceux dont les désirs se tournent déjà vers moi et mes œuvres, ceux qui ont déjà soif de l’eau que j’apporte.

— Je n’dirai rien à personne, Surveillant !

— Obéis-moi, Chicaneau Planteur, et je te promets qu’à la fin de ta vie tu me reverras et sauras ce que je suis réellement. À cet instant, je te dirai : “Tu es à moi, Chicaneau Planteur. Viens et sois à jamais mon esclave.”

— Avec joie ! s’écria Chicaneau. Avec joie ! Avec joie ! » Il jeta les bras en avant pour étreindre les jambes du Surveillant. Mais là où il aurait dû toucher le visiteur, il n’y avait plus rien. L’autre avait disparu.

À compter de ce soir-là, les femmes esclaves de Chicaneau Planteur ne connurent plus de répit. Quand il se les faisait amener pour la nuit, il s’efforçait de les traiter avec la même fermeté et la même autorité qu’il avait lues dans l’expression du redoutable Surveillant. Quand elles me regardent, c’est Son visage qu’elles doivent voir, se disait-il, et pour sûr, elles le voyaient.

La première qu’il prit était certaine fille récemment achetée qui ne savait pratiquement pas un mot d’anglais. Elle poussa des cris de terreur jusqu’à ce qu’il lui laisse les zébrures vues dans ses rêves. En pleurnichant, elle lui permit alors d’accomplir ce qu’avait ordonné le Surveillant. L’espace d’un instant, cette première fois, il crut entendre dans ses geignements la voix de Dolorès lorsqu’elle se lamentait doucement dans son lit, et il éprouva pour l’esclave une pitié aussi vive que celle qu’il avait eue pour son épouse aimée. Il faillit tendre une main compatissante vers la fille comme il l’avait fait autrefois pour réconforter Dolorès. Mais il se souvint alors du visage du Surveillant et songea : cette fille noire est Son ennemie ; elle m’appartient. Aussi sûr qu’on doive labourer et ensemencer la terre que Dieu nous a donnée, je ne dois pas laisser ces entrailles noires en jachère.

Hagar, ce fut elle qu’il appela cette première nuit. Tu ne connais pas le bonheur que je t’accorde.

Au matin, il se regarda dans le miroir et remarqua quelque chose de nouveau sur sa figure. Une sorte de violence. Une sorte de force cachée, terrible. Ah ! se dit Chicaneau, personne n’a jamais vu qui je suis réellement, pas même moi. Aujourd’hui seulement, je me découvre à l’image du Surveillant.

Jamais plus il ne céda à la pitié durant l’accomplissement de sa besogne nocturne. Canne de frêne en main, il se rendait dans la cabane des femmes et désignait celle qui devait le suivre. Qu’elle montre de la réticence, et la canne lui apprenait ce qu’il en coûtait de renâcler. Qu’un autre Noir, homme ou femme, s’avise de protester, et le lendemain Chicaneau s’arrangeait pour que le surveillant le harcèle jusqu’au sang. Aucun Blanc ne soupçonnait la vérité, aucun Noir n’osait l’accuser.

Sa dernière acquisition, son Hagar, fut la première à concevoir. Il observa avec fierté son ventre qui commençait à s’arrondir. Chicaneau sut alors que le Surveillant l’avait véritablement choisi, et de posséder un tel pouvoir de domination l’emplit d’une joie sauvage. Un enfant allait naître, son enfant. Et déjà l’étape suivante lui apparaissait clairement. Si son sang blanc devait sauver le plus grand nombre possible d’âmes noires, il ne pouvait pas garder ses bébés métis auprès de lui, pas vrai ? Il les vendrait dans le Sud, chacun à un acheteur différent, dans une ville différente ; ensuite, il faisait confiance au Surveillant pour s’assurer qu’ils grandiraient tour à tour pour répandre sa semence dans l’ensemble de l’infortunée race noire.

Et tous les matins il assistait au petit déjeuner de son épouse. « Chicaneau, mon amour, lui demandât-elle un jour, quelque chose ne va pas ? T’as la figure sombre, un air… comme de la rage, on dirait, ou de la cruauté. Tu t’es querellé ? Je ne t’en aurais pas parlé, mais tu… tu m’fais peur. »

Il tapota tendrement la main déformée de Dolorès tandis que l’esclave noire l’observait par-dessous ses paupières lourdes. « Je n’ai de colère envers aucun homme ni aucune femme, dit-il avec douceur. Et ce que tu appelles cruauté n’est rien d’plus que de l’autorité. Ah, Dolorès, comment peux-tu m’regarder en face et me croire cruel ? »

Elle fondit en larmes. « Pardonne-moi ! s’écria-t-elle. C’est mon imagination. Toi, l’homme le plus gentil que j’connaisse… C’est le diable qui m’a mis cette vision en tête, j’en suis sûre. Le diable peut envoyer des visions mensongères, tu sais, mais seuls les méchants s’y laissent prendre. Pardonne-moi ma méchanceté, mon cher époux ! »

Il lui pardonna, mais elle continua de pleurer jusqu’à ce qu’il ait fait chercher le prêtre. Pas étonnant que le Seigneur ne choisisse que des hommes pour en faire ses prophètes. Les femmes sont trop faibles et compatissantes pour mener à bien la tâche du Surveillant.

* * *

Voilà quel fut le point de départ. Le premier pas à retentir sur ce chemin ténébreux et tragique. Ni Alvin ni Peggy n’eurent vent de cette histoire jusqu’à ce que je l’apprenne et la leur raconte bien plus tard, et ils admirent aussitôt que tout avait commencé là.

Mais n’y voyez pas la seule origine de tout le mal qui s’ensuivit, car ce serait une erreur. D’autres décisions entrèrent en jeu, d’autres fautes, d’autres mensonges et d’autres atrocités délibérément commises. On peut se faire aider par une foule de gens pour trouver le court chemin qui mène à l’enfer, mais on décide seul d’y poser le pied.

II

La marronneuse

Peggy s’éveilla ce matin-là en rêvant d’Alvin Miller, un rêve qui lui mettait au cœur toutes sortes d’envies atroces. Elle voulait à la fois fuir à toutes jambes le jeune garçon et rester l’attendre, oublier qu’elle le connaissait et veiller encore sur lui.

Allongée sur son lit, les yeux mi-clos, elle suivait la lumière grise de l’aube qui s’insinuait peu à peu dans la mansarde où elle dormait. Je tiens quelque chose dans mes mains, remarqua-t-elle. Elle serrait si fort les coins de l’objet qu’en relâchant son étreinte elle eut mal aux paumes comme après une piqûre. Mais elle n’avait pas été piquée. Il s’agissait seulement de la boîte où elle conservait la coiffe de naissance d’Alvin. À moins, songea Peggy, à moins que je ne me sois réellement fait piquer, bien profond, et que je ne sente que maintenant la douleur.

Peggy voulait jeter la boîte le plus loin possible d’elle, l’enterrer et oublier où, la couler au fond de l’eau et empiler des cailloux par-dessus pour l’empêcher de remonter à la surface.

Oh, je n’y pense pas sérieusement, se dit-elle, je m’en veux d’avoir des idées pareilles, je m’en veux vraiment, mais maintenant le voilà qui arrive, après toutes ces années il s’en vient à Hatrack et il ne sera pas le petit garçon que j’ai vu sur tous ses chemins d’avenir, il ne sera pas l’homme que je le vois devenir. Non, ce n’est encore qu’un enfant, il n’a que onze ans. Possible qu’il ait assez vécu pour avoir en lui quelque chose d’un homme – des gens cinq fois plus âgés n’ont pas connu tant de chagrins ni de souffrances que lui –, mais ce sera tout de même un gamin de onze ans qui entrera au village.

Et je ne tiens pas à voir un Alvin de onze ans débarquer ici. Il va me chercher, c’est sûr. Il sait qui je suis, même s’il n’avait que deux semaines quand il est parti de chez nous autres. Il sait que j’ai vu son avenir le jour où il est né, un jour sombre où il pleuvait, alors il va s’amener et me dire : « Peggy, je connais que tu es une torche et je connais que tu as écrit dans le livre de Mot-pour-mot que je dois devenir un Faiseur. Alors dis-moi en quoi ça consiste. » Peggy était déjà au courant de sa requête et de toutes les manières possibles qu’il déciderait de la présenter ; n’avait-elle pas assisté à la scène des centaines, des milliers de fois ? Alors elle lui apprendrait, il deviendrait un grand homme, un vrai Faiseur, et puis…