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Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, juste avant le lever du jour, une faible lumière grise à peine plus claire que celle de la lune filtrait par les fenêtres dans la maison. C’est à peine si elle monta dans la soupente où couchait Alvin ; il ne se leva pas d’un bond, plein d’entrain, comme à son habitude, il se sentait vaseux d’avoir trop dormi et courbaturé par ses efforts de la veille. Il resta donc tranquillement au lit tandis qu’une espèce de chant d’oiseau ténu gazouillait au fond de sa tête. Il ne réfléchit pas à la phrase qu’Arthur Stuart avait traduite du chant d’Oiseau Rouge. Il se demanda plutôt ce qui s’était passé la veille. Comment avait-il chassé le plein hiver et ramené l’été rien qu’en criant ?

« Été, murmura-t-il. Air chaud, feuilles vertes. » Qu’est-ce qui faisait que lorsqu’il disait « été », l’été venait ? Ça ne marchait pas toujours comme ça, dame non – jamais quand il travaillait le fer ni quand il pénétrait dans la pierre pour la réparer ou la casser. Fallait qu’il garde bien leur configuration à l’esprit, qu’il comprenne comment les éléments s’ordonnaient, qu’il trouve les plis et les lignes de fracture, les fibres du métal et le grain de la roche. Et quand il guérissait, c’était si compliqué qu’il avait besoin de toute sa tête pour découvrir comment le corps devait s’agencer avant de le remettre en état. Tout était si petit, si difficile à voir… enfin, pas à voir, mais ça revenait à ça. Des fois, il lui fallait fournir de gros efforts pour saisir comment ça s’organisait à l’intérieur.

À l’intérieur, très loin, là où les composants étaient si ténus et délicats ; et les grands secrets de leur fonctionnement se défilaient comme des cancrelats quand on s’amène avec une lampe dans une chambre, ils devenaient tout le temps de plus en plus petits, trouvaient de nouvelles et curieuses façons de se combiner. Existait-il une particule plus petite que tout le reste ? Un point au cœur des choses où l’on voyait l’ultime réalité et pas seulement un assemblage d’un tas de pièces minuscules, elles-mêmes composées de pièces plus réduites encore ?

Il n’avait toujours pas compris comment le Défaiseur avait produit l’hiver. Alors comment ses cris de désespoir avaient-ils fait revenir l’été ?

Comment devenir un Faiseur si je ne comprends même pas ce que je fais ?

La lumière du dehors entra, plus forte, à travers les vitres indécises des fenêtres du dessous et, l’espace d’un instant, Alvin crut voir en elle de petites billes qui volaient à toute vitesse, comme si on les avait frappées avec un bâton ou tirées à la carabine ; elles allaient même plus vite que ça, elles rebondissaient partout, la plupart allaient se coincer dans les minces fentes des cloisons de bois, du plancher ou du plafond ; seules quelques-unes parvenaient jusqu’à la soupente où les yeux d’Alvin les captaient.

L’instant suivant, la lumière devint comme du feu, du vrai feu, qui dériva dans la soupente ; on aurait dit les vagues molles qui baignaient le rivage du lac Mizogan, et partout où le flot passait il réchauffait ce qu’il touchait : les murs de bois, la grosse table de la cuisine, le fer du fourneau ; si bien que tout frémissait, tout dansait comme animé d’une vie propre. Seul Alvin voyait ça, seul Alvin savait que toute la pièce s’éveillait avec le jour.

Ce feu du soleil, c’est ce que le Défaiseur déteste le plus. La vie qu’il donne. Éteindre ce feu, c’est à quoi songe le Défaiseur. Éteindre tous les feux, geler toute l’eau en glace ; le monde entier sous une couche uniforme de glace, l’ensemble du ciel noir et froid comme la nuit. Et pour se dresser contre la volonté du Défaiseur, un seul malheureux Faiseur incapable de bien faire même lorsqu’il creuse un puits.

Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de… partie de quoi ? Qu’est-ce que je crée ? Comment j’en fais partie ? Quand je travaille le fer, est-ce que j’en fais partie ? Et quand je casse des cailloux ? Ça n’a pas de sens, et faut pourtant que j’en trouve un si je ne veux pas perdre ma guerre contre le Défaiseur. Quand bien même je le combattrais ma vie entière, de toutes les façons que je connais, le monde serait à ma mort encore plus bas sur la mauvaise pente qu’au jour de ma naissance. Il doit exister un secret, une clé qui me permettrait de construire instantanément. Faut que je trouve cette clé, c’est tout, que je trouve le secret, je prononcerai alors un mot, et le Défaiseur bondira en arrière, se tapira, renoncera et mourra, oui, peut-être même qu’il mourra, pour que la vie et la lumière durent toujours sans jamais s’éteindre.

Alvin entendit Gertie commencer à se retourner dans la chambre, et l’un des enfants émit un petit cri, dernier bruit avant le réveil. Alvin fléchit ses membres, s’étira, sentit se ranimer l’agréable, délicieuse courbature des muscles endoloris, et s’apprêta pour une nouvelle journée à la forge, une journée au feu.

X

La maîtresse de maison

Peggy ne dormit pas aussi longtemps ni aussi bien qu’Alvin. Sa bataille à lui était terminée ; il pouvait dormir du sommeil du vainqueur. Mais pour elle, c’était la fin de la tranquillité.

Ce fut quand même en milieu d’après-midi que Peggy se secoua pour se réveiller sur les draps de fil soyeux de son lit, dans la maison de madame Modesty. Elle ne portait que sa chemise, pourtant elle ne se rappelait pas s’être dévêtue. Elle se souvenait avoir entendu chanter Oiseau Rouge, avoir vu Arthur Stuart traduire le chant. Elle se souvenait avoir regardé dans la flamme de vie d’Alvin, avoir vu tous ses avenirs revenus… mais elle ne s’était trouvée dans aucun d’eux. Ensuite, ses souvenirs s’arrêtaient là. Madame Modesty avait dû la déshabiller, la mettre au lit alors que le soleil approchait déjà du midi.

Elle se retourna ; le drap lui resta collé à la peau, puis elle eut froid à son dos en sueur. Alvin avait remporté la victoire ; il avait appris sa leçon ; le Défaiseur ne profiterait plus d’une pareille aubaine. Elle ne voyait pas de danger dans le futur d’Alvin, pas de sitôt. Le Défaiseur allait sûrement guetter une autre occasion ou reprendre son œuvre par l’entremise de ses suppôts humains. Peut-être que le Visiteur allait réapparaître au révérend Thrower, ou qu’une autre personne secrètement assoiffée de mal allait accueillir à bras ouverts l’enseignement du Défaiseur. Mais le danger n’était pas là, pas le danger immédiat, Peggy le savait.

Car tant qu’Alvin ignorait comment devenir un Faiseur ou à quoi employer son pouvoir, ça ne les avançait pas à grand-chose de tenir le Défaiseur en échec longtemps ou non. La Cité de Cristal ne serait jamais bâtie. Et il fallait qu’elle le soit, sinon la vie d’Alvin et celle de Peggy, consacrée à l’aider, auraient toutes deux été vaines.

Les choses lui semblaient claires désormais, au sortir d’un sommeil agité, épuisant. Alvin avait pour tâche de se préparer, de maîtriser ses faiblesses. S’il existait quelque part au monde un savoir sur l’art ou la science du Faiseur, il n’aurait aucune chance de l’acquérir. La forgerie, c’était son école, la forge proprement dite son maître, et qui lui apprenait quoi ? À changer les gens uniquement par la persuasion et la patience, la gentillesse et la douceur, l’amour sincère et la bonté. Il appartenait donc à quelqu’un d’autre d’acquérir ce pur savoir qui élèverait Alvin à la grandeur.

C’en est fini de toute mon éducation à Dekane.

Tant de leçons, et je les ai toutes apprises, madame Modesty. Toutes celles qui me préparaient à porter le plus beau titre, selon vous, auquel une femme pouvait aspirer.