C’était plus que Peggy n’en pouvait supporter. Faisant fi des convenances, elle se jeta au cou de madame Modesty, l’embrassa, pleura et l’assura qu’elle n’avait rien d’une contrefaçon. Mais la crise de larmes passée, elle ne revint pas sur sa décision. Elle avait fait son temps à Dekane, et le lendemain matin ses bagages étaient prêts.
Tout ce qu’elle possédait au monde, c’est madame Modesty qui le lui avait donné, en dehors de la boîte offerte par grandpapa il y avait bien longtemps. Mais le contenu de cette boîte était un fardeau beaucoup plus lourd que tout ce que transportait Peggy.
Assise dans le train du nord, elle regardait défiler les montagnes par la fenêtre orientée à l’est. Il n’était pas si loin, le jour où Whitley Physicker l’avait conduite à Dekane dans sa voiture. Dekane lui avait d’abord paru grandiose ; à l’époque, elle avait eu l’impression de découvrir le monde. Aujourd’hui elle savait que le monde était bien trop vaste pour qu’une seule personne le découvre. Elle quittait une toute petite ville pour une autre, qu’elle laisserait peut-être pour d’autres encore, pas plus grandes. Dans chacune brillaient des flammes de vie, toutes de même format, pas plus éclatantes de se trouver en si nombreuse compagnie.
Je suis partie de Hatrack River pour me libérer de toi, apprenti Alvin. Tout ça pour tomber dans un filet plus large, bien plus inextricable. Ta tâche te dépasse, elle me dépasse aussi, et parce que je la connais, je suis tenue de t’aider. Si je ne le faisais pas, je n’oserais plus me regarder en face.
Alors, que tu finisses ou non par m’aimer, ça n’est pas très important. Bien sûr, c’est important pour moi, mais ça n’empêchera pas le monde de tourner.
L’important, c’est que nous te préparions tous deux à l’accomplissement de ta tâche. Ensuite, si l’amour naît, si tu peux être le maître de la maison où je serai maîtresse, nous y verrons une bénédiction inespérée et nous en réjouirons aussi longtemps que possible.
XI
La baguette
Il fallut une semaine avant que Hank Dowser ne reprenne le chemin de Hatrack River. Une lamentable semaine sans rien gagner ; il avait eu beau faire, il n’avait pas réussi à trouver de terrain sec convenable pour que ces gens à l’ouest du village y creusent leur caveau à légumes. « C’est humide tout partout, avait-il dit. J’y peux rien si c’est tout plein d’eau. »
Mais ils l’en avaient quand même rendu responsable. Les gens sont comme ça. Ils réagissent comme s’ils estimaient que le sourcier ne se contente pas d’indiquer où il y a de l’eau mais que c’est lui qui l’a mise là. Pareil avec les torches ; la moitié du temps, on les accuse d’avoir provoqué ce qu’elles voient, elles qui n’ont rien fait d’autre que regarder. Il n’y avait aucune gratitude à attendre de la plupart des gens, pas même de la simple compréhension.
C’était donc un soulagement de retrouver quelqu’un d’à peu près honnête comme Conciliant Smith. Même si Hank ne goûtait pas trop l’attitude du forgeron vis-à-vis de son apprenti. Mais de quel droit le critiquer ? Il n’avait guère mieux agi lui-même ; oh, il ne se sentait pas fier maintenant de ses reproches et de la taloche que ça avait valu au jeune garçon ; pour rien, en fait, pour un ridicule affront porté à son orgueil de sourcier. Jésus a reçu le fouet et une couronne d’épines sans broncher, sans un mot, mais moi, je rue dans les brancards au premier apprenti qui marmonne des idioties. Oh, ce genre de pensées mettait Hank Dowser dans une humeur sombre, et il brûlait de trouver l’occasion de s’excuser auprès du gamin.
Le gamin n’était pas là ; dommage, mais Hank n’eut guère le loisir de s’attarder sur la question. Gertie Smith l’entraîna dans la maison, et il eut l’impression qu’elle allait le gaver à l’écouvillon dans le seul but de lui ingurgiter un demi-pain de plus. « J’peux à peine marcher », lui dit-il, ce qui était vrai ; mais il était également vrai que Gertie Smith cuisinait aussi bien que son mari forgeait ou que cet apprenti ferrait les chevaux et que lui-même trouvait les sources, c’est-à-dire avec un réel talent. Tout le monde en a un, talent, tout le monde a reçu un don de Dieu, et on en fait profiter les autres, ainsi va la vie, le meilleur système qui soit.
Ce fut donc avec plaisir et fierté que Hank but les gorgées du premier seau d’eau claire tirée du puits. Oh, c’était de la bonne eau, bien douée, et il apprécia de quelle façon ils le remerciaient du fond du cœur. Ce ne fut qu’une fois dehors, au moment de remonter sur Picklewing, qu’il s’aperçut qu’il n’avait pas vu le puits. Il aurait dû voir le puits, quand même…
Il contourna la forge à cheval et regarda l’endroit qu’il pensait avoir choisi, mais le sol n’y avait visiblement pas été remué depuis un siècle. Il ne voyait même pas la tranchée que l’apprenti avait creusée devant lui. Il mit une minute pour découvrir le véritable puits : en gros à mi-chemin entre la forge et la maison, un coquet petit toit au-dessus du treuil, le tout maçonné en pierres de taille régulières. Mais il ne se trouvait sûrement pas si près de la maison quand sa baguette s’était enfoncée dans la terre…
« Oh là, Hank ! lança Conciliant Smith. Hank, j’suis content qu’vous soyez pas ’core parti ! »
Où était le forgeron ? Ah, là-bas derrière, au-dessus de la forge, du côté où Hank avait tout d’abord cherché le puits. Il agitait un bâton dans sa main… un bâton fourchu…
« Vot’ baguette, celle-là qu’vous avez utilisée pour trouver l’puits… vous voulez la récupérer ?
— Non, Conciliant, non, merci. J’me sers jamais deux fois d’la même. Ça marche pas bien quand c’est pas fraîchement taillé. »
Conciliant Smith lança la baguette derrière lui par-dessus sa tête, redescendit la pente et s’arrêta exactement là où Hank avait bel et bien cru indiquer qu’il fallait creuser le puits. « Qu’esse vous dites de l’abri qu’on a construit ? »
Hank se tourna et jeta un coup d’œil au puits. « D’la belle ouvrage. Si jamais vous arrêtez la forge, j’gage que vous aurez pas d’mal à travailler dans la taille de pierre.
— Eh ben, merci, Hank ! Mais c’est mon p’tit apprenti qu’a tout fait !
— Un fichu gars qu’vous avez là », fit Hank.
Mais les mots lui laissèrent un mauvais goût dans la bouche. Quelque chose le mettait mal à l’aise dans cette conversation. Conciliant Smith avait une idée derrière la tête, mais Hank ne voyait pas du tout de quoi il s’agissait. Tant pis. Il était temps de se mettre en chemin. « Au revoir. Conciliant ! dit-il en ramenant au pas sa rosse vers la route. J’vais r’venir pour des fers, oubliez pas ! »
Conciliant éclata de rire et agita la main. « J’serai ravi d’revoir vot’ sale goule quand vous r’passerez ! » Là-dessus, Hank poussa la vieille Picklewing pour regagner à vive allure la route menant au pont sur la rivière. C’était ce qu’il y avait de bien avec cette route qui partait de Hatrack vers l’ouest. D’ici jusqu’à la Wobbish, la piste était facile comme tout, des ponts couverts enjambaient chaque rivière, ruisseau, coulée, filet d’eau. On avait vu des gens camper dessus pour la nuit, tant ils étaient secs et étanches.
Il devait bien y avoir trois douzaines de nids de cardinaux dans les avant-toits du pont de la Hatrack. Les oiseaux faisaient un tel boucan que Hank se demanda par quel miracle ils ne réveillaient pas les morts. Dommage, il n’y avait rien à manger sur les cardinaux. Ça aurait valu le coup, il y avait de quoi faire un festin sur ce pont.