« Holà, Picklewing, ma fille, ho ! » dit-il. À califourchon sur son cheval, immobile au milieu du pont, il écouta chanter les cardinaux. Il se souvenait à présent très clairement comment la baguette lui avait proprement sauté des mains pour s’élancer toute seule dans l’herbe du pré. Elle s’était envolée au nord-est de l’endroit qu’il avait désigné. Et c’est justement là que Conciliant Smith l’avait ramassée au moment de lui dire au revoir. Leur joli puits tout neuf n’était nullement à la place qu’il lui avait fixée. Tout le temps qu’il était resté chez eux, ils lui avaient menti, les uns comme les autres, ils avaient fait comme s’il leur avait trouvé un puits, mais l’eau qu’ils buvaient venait d’ailleurs.
Hank savait, oh oui, il savait qui avait choisi de creuser où ils puisaient leur eau. La baguette ne le lui avait-elle pas pour ainsi dire appris quand elle s’était envolée comme ça ? Elle s’était envolée parce que le gamin avait fait une réflexion, cet effronté d’apprenti. Et maintenant ils se moquaient de lui dans son dos ; on ne lui avait rien dit en face, bien entendu, mais il savait que Conciliant avait dû rire tout ce temps-là, à l’idée qu’il n’était même pas assez malin pour s’apercevoir du changement.
Eh bien, je m’en suis aperçu, dame oui. Vous m’avez pris pour un imbécile, Conciliant Smith, toi et ton apprenti. Mais je m’en suis aperçu. Un homme peut pardonner sept fois, ou même sept fois sept. Mais à la cinquantième, même un bon chrétien ne peut pas oublier.
« Allez, hue ! » fit-il avec colère. Picklewing frémit des oreilles et repartit d’un pas paisible ; le clip-clop de ses fers neufs résonnait avec force sur le plancher du pont et rebondissait en écho sur les parois latérales et le plafond. « Alvin, souffla Hank Dowser. L’apprenti Alvin. Aucun respect pour l’talent des autres. »
XII
Le conseil d’école
Lorsque la voiture s’arrêta devant l’auberge, la Peg Guester laissait pendre les matelas sur la moitié de leur longueur par les fenêtres du premier pour leur faire prendre l’air, alors elle la vit. Elle la reconnut ; c’était celle de Whitley Physicker, un de ces tout nouveaux véhicules fermés qui mettaient à l’abri des intempéries et du plus gros de la poussière ; Physicker pouvait bien en posséder une, maintenant qu’il avait de quoi payer quelqu’un rien que pour conduire à sa place. C’était pour des détails de ce genre que la plupart des gens l’appelaient docteur Physicker à présent, au lieu de simplement Whitley.
Le conducteur, c’était Po Doggly, qui dans le temps avait eu une ferme à lui jusqu’à ce qu’il se mette à boire après la mort de sa femme. C’était une bonne chose, que Physicker l’ait engagé alors que tout le monde tenait le Po pour un soûlard. Ce geste valait au docteur l’estime des gens simples, même s’il faisait étalage de son argent plus qu’il n’était décent pour un chrétien.
Bref, Po sauta à bas de son siège et se retourna pour ouvrir la porte de la voiture. Mais ce ne fut pas Whitley Physicker qui sortit en premier, ce fut Pauley Wiseman, le shérif. Si quelqu’un ne méritait pas son nom – Wiseman, c’est-à-dire « le sage » – c’était bien lui. La Peg se sentit se ratatiner en dedans rien qu’à le voir. Comme son époux Horace disait toujours : ceux qui ont envie de la fonction de shérif sont forcément incapables de la remplir. Pauley Wiseman voulait ce travail, il y tenait plus que la plupart des gens tiennent à respirer. Ça se voyait à sa façon d’arborer son étoile d’argent ridicule devant tout le monde, par-dessus son manteau, pour que personne n’oublie qu’on s’adressait à celui qui détenait les clés de la prison municipale. Comme si Hatrack River avait besoin d’une prison !
Puis Whitley Physicker descendit à son tour de la voiture, et la Peg sut sans erreur possible ce qui les amenait. Le conseil d’école avait pris sa décision, et ces deux-là venaient s’assurer qu’elle l’accepterait sans faire d’histoires en public. La vieille Peg poussa le matelas qu’elle tenait, le poussa si fort qu’il faillit passer complètement par la fenêtre ; elle le rattrapa par un coin et le ramena en arrière pour le faire pendre convenablement sur l’appui et bien prendre l’air. Puis elle dévala l’escalier quatre à quatre – elle n’était pas encore vieille au point de ne plus pouvoir courir dans les escaliers quand elle le voulait. Enfin, à condition de les descendre.
Elle jeta un vague coup d’œil alentour, en quête d’Arthur Stuart, mais bien entendu il n’était pas à la maison. Il avait juste l’âge pour les travaux ménagers et il s’en acquittait, parfaitement, mais après fallait toujours qu’il se sauve, tout seul, des fois jusqu’au bourg, et d’autres fois il allait embêter ce jeune forgeron, l’apprenti Alvin. « Pourquoi donc tu fais ça, mon gars ? lui avait-elle demandé un jour. Pourquoi t’as tout l’temps b’soin de t’fourrer dans les pattes de c’t’apprenti ? » Arthur s’était contenté de sourire, puis il avait écarté les bras à la façon d’un lutteur de rue prêt à empoigner son adversaire et dit : « Faut que j’apprenne à culbuter un gars deux fois grand comme moi. » Ce qui était drôle, c’est qu’il avait sorti ça de la même voix qu’Alvin et de la même manière que lui : sur un ton blagueur, pour qu’on sache bien qu’il ne parlait pas vraiment sérieusement. Arthur avait ce talent-là, d’imiter les gens comme s’il les connaissait jusqu’au fond de l’âme. Des fois elle en venait à se demander s’il n’avait pas un peu le talent de torche, comme sa fille qui s’était ensauvée, ’tite Peggy ; mais non, Arthur n’avait pas l’air de réellement comprendre ce qu’il faisait. Ce n’était qu’un imitateur. Il avait pourtant l’esprit aussi vif qu’une mèche de fouet, et c’est pour ça que la Peg savait que le drôle méritait d’aller à l’école, probablement plus que n’importe quel enfant de Hatrack River.
Elle atteignit la porte de devant à l’instant même où ils commençaient à frapper. Elle ne bougea pas, un peu essoufflée de sa course dans l’escalier, et attendit pour ouvrir, malgré les ombres des deux hommes qu’elle voyait à travers les rideaux de dentelle tendus sur les carreaux. On aurait dit qu’ils se dandinaient d’un pied sur l’autre, comme s’ils étaient nerveux… Rien d’étonnant à ça. Qu’ils suent donc un peu.
C’était bien de leur coup, ça, aux membres du conseil d’école, d’envoyer Whitley Physicker plutôt qu’un autre. Rien que de voir son ombre à sa porte, ça la rendait folle, la Peg Guester. N’était-ce pas lui qui avait emmené ’tite Peggy six ans auparavant et avait ensuite refusé de lui dire où elle se trouvait ? À Dekane, c’est tout ce qu’il avait révélé, chez des gens qu’elle semblait connaître. Puis Horace, le mari de Peg, avait lu et relu le mot de sa fille avant de déclarer : « Si une torche s’voit pas en sécurité dans son propre avenir, c’est pas nous aut’ qui pourrons y changer quèque chose. » Sans Arthur Stuart qui avait tant besoin d’elle, la Peg n’aurait fait ni une ni deux et serait partie. Parfaitement, elle serait partie, que ça leur plaise ou non ! Emmener sa fille et venir lui raconter que c’est la meilleure solution… dire une chose pareille à une mère ! On verra bien ce qu’ils diront quand moi, je partirai. Si elle n’avait pas eu à s’occuper d’Arthur Stuart, elle aurait si vite déguernuché que son ombre serait restée collée à la porte.
Et voilà qu’ils envoyaient Whitley Physicker pour remettre ça, pour la faire souffrir avec un autre enfant, tout comme avant. Seulement, c’était pire cette fois, parce que ’tite Peggy, elle pouvait vraiment se débrouiller toute seule, tandis qu’Arthur Stuart, non ; ce n’était qu’un gamin de six ans, un gamin sans le moindre avenir à moins que la Peg ne se batte bec et ongles pour lui en donner un.