Ils frappèrent à nouveau. Elle ouvrit la porte. Il y avait là Whitley Physicker, l’air digne et satisfait, devant Pauley Wiseman, l’air digne et important. Comme deux mâts d’un même navire, toutes voiles dehors et gonflées à craquer. Pleines de vent. Vous venez me dire ce qu’il convient de faire, c’est ça ? On va bien voir.
« Dame Guester », dit le docteur Physicker. Il ôta poliment son chapeau, comme un gentleman. Qu’est-ce qui arrive à Hatrack River depuis quelque temps ? songea la Peg. Tous ces gens qui se prennent pour des gentlemen et des ladies. Ils ne savent donc pas qu’on est dans l’Hio ? Le monde élégant, c’est plus bas dans les Colonies de la Couronne qu’il se trouve, avec Sa Majesté, l’autre Arthur Stuart. Le roi blanc à cheveux longs, le contraire de son petit Arthur noir à cheveux courts. Ceux qui se croient des gentlemen dans l’état de l’Hio n’abusent qu’eux-mêmes et les autres imbéciles dans leur genre.
« J’gage que vous voulez entrer, dit la Peg.
— J’espérais que vous nous y inviteriez, dit Physicker. Nous venons de la part du conseil d’école.
— Vous pouvez m’annoncer la mauvaise nouvelle sus la galerie aussi bien qu’chez moi.
— Non, mais dites donc ! » fit le shérif Pauley. Il n’avait pas l’habitude qu’on le laisse debout sur les galeries.
« On ne vient pas vous annoncer une mauvaise nouvelle, dame Guester », dit le docteur.
La Peg ne le crut pas une seconde. « Vous voulez dire que c’te bande de têtes de mules d’hypocrites collet monté, ils vont accepter un p’tit bougre noir dans la nouvelle école ? »
Ça fit exploser le shérif Pauley comme poudre dans un seau. « Eh ben, puisque vous êtes si joliment sûre de connaître la réponse, la Peg, pourquoi donc vous embêter à poser la question ?
— J’voulais qu’ce soye écrit quèque part, qu’vous êtes tous des esclavagistes et qu’vous détestez les Noirs dans l’fond de vot’ cœur ! Comme ça, l’jour où les ’bolitionnisses gagneront et qu’les Noirs obtiendront leurs droits tout partout, vous s’rez forcés d’porter votre honte devant l’monde comme vous l’méritez. »
La Peg n’entendit même pas son mari arriver derrière elle, tant elle parlait fort.
« Margaret, fit Horace Guester, j’garde pas les genses sus la galerie sans les faire entrer.
— T’as qu’à les faire entrer toi-même, alors », dit la Peg. Elle tourna le dos au docteur Physicker et au shérif Pauley pour se diriger vers la cuisine. « Je m’en lave les mains ! » cria-t-elle par-dessus son épaule.
Mais une fois dans la cuisine, elle s’aperçut qu’elle ne préparait pas encore à manger ce matin-là, elle faisait les lits à l’étage. Elle resta un instant décontenancée et se souvint alors que c’était à Ponce Pilate qu’on devait le premier et célèbre lavage de mains. Eh bien, ses propres paroles avouaient son impiété. Dieu ne la regarderait pas d’un bon œil si elle se mettait maintenant à imiter quelqu’un comme Pilate, qui avait fait tuer le Seigneur Jésus. Elle fit donc demitour, revint dans la salle commune et s’assit près de l’âtre. On était en août, il n’y avait donc pas de feu, on pouvait s’y mettre au frais. Pas comme la cheminée de la cuisine, où il faisait aussi chaud que dans les cabinets du diable par des journées d’été pareilles. Aucune raison de suer toute l’eau de son corps dans la cuisine pendant que ces deux-là décidaient du sort d’Arthur Stuart dans le coin le plus frais de la maison.
Son époux et les deux visiteurs la regardèrent mais ne risquèrent aucun commentaire sur son aller-retour éclair. Elle savait bien ce qu’on racontait dans son dos – qu’il valait mieux tendre un piège à un cyclone que se frotter à la vieille Peg Guester – mais elle s’en fichait éperdument si des coquins comme Whitley Physicker et Pauley Wiseman marchaient sur des épines dans son voisinage. Au bout d’une ou deux secondes, le temps qu’elle s’installe, ils poursuivirent leur discussion.
« Comme je disais, Horace, nous avons sérieusement étudié votre proposition, commença Physicker. Ce serait très commode pour nous si la nouvelle institutrice pouvait loger dans votre auberge au lieu de prendre pension à droite, à gauche, comme ça se passe d’habitude. Mais il n’entre pas dans nos intentions que vous l’hébergiez gratuitement. Nous avons assez d’élèves inscrits et assez d’impôt foncier pour vous allouer de menus appointements en échange du service.
— Vos point’ments, ça s’monte à combien, en argent ? demanda Horace.
— Les détails restent à régler, mais on a parlé d’une allocation de vingt piastres pour l’année.
— Eh ben, fit Horace, c’est joliment pas beaucoup, si vous croyez payer au tarif normal.
— Pas du tout, Horace, nous savons que nous sous-payons terriblement ce service. Mais comme vous avez proposé un logement gratuit, nous avions dans l’idée d’apporter une bonification à votre offre initiale. »
Horace était sur le point d’accepter, mais ce genre de simagrées, Peg ne les supportait pas. « J’connais c’que c’est, docteur Physicker, et c’est pas d’la bonification. On a pas proposé d’loger gratuitement l’institutrice. On a proposé d’loger gratuitement l’institutrice d’Arthur Stuart. Et si vous vous figurez que vingt piasses vont m’faire changer d’avis, vous feriez mieux de r’partir et d’y réfléchir à deux fois. »
Le docteur Physicker prit une mine peinée. « Allons, dame Guester. Ne vous mettez pas dans tous vos états pour ça. Aucun membre du conseil n’a vu d’objection à ce qu’Arthur Stuart fréquente la nouvelle école. »
À ces mots du docteur, la Peg jeta un coup d’œil acéré à Pauley Wiseman. Pas de doute, il se tortillait sur son siège comme si ça le démangeait fortement là où un gentleman évite de se gratter. C’est ça, Pauley Wiseman. Le docteur Physicker peut bien dire ce qu’il veut, mais moi, je te connais, et il s’en trouvait au moins un à votre réunion qui en avait des tas, d’objections, contre Arthur Stuart.
Whitley Physicker continuait de parler, évidemment. Comme il prétendait que tout le monde adorait Arthur Stuart, il pouvait difficilement remarquer l’inconfort du shérif Pauley. « Nous savons qu’Arthur est élevé par les deux plus anciens colons et meilleurs citoyens de Hatrack River, et tout le village aime ce garçon pour ce qu’il est. Seulement, on ne voit pas quel avantage lui donnerait une éducation scolaire.
— Ça lui donnerait l’même qu’aux aut’ gars ou filles, dit la Peg.
— Vous croyez ? Est-ce que de savoir lire et écrire lui assurera un emploi dans un bureau de comptables ? Pouvez-vous imaginer que même si on le laissait s’inscrire au barreau, un jury écouterait plaider un avocat noir ? La société a décrété qu’un enfant noir devait donner un homme noir et qu’un homme noir, comme le vieil Adam, devait gagner son pain à la sueur de son front, pas en faisant travailler sa tête.
— Arthur Stuart est plus futé qu’tous les aut’ drôles qu’iront dans cette école, et vous connaissez ça.
— Raison de plus pour ne pas le bercer d’illusions si c’est pour les lui retirer quand il sera plus grand. J’exprime ce que nous dictent les usages, dame Guester, pas le cœur.
— Ben alors, pourquoi donc vous autres, les sages du conseil d’école, vous dites pas aux foutus usages d’aller voir ailleurs et qu’vous faites pas c’qui est juste ? J’peux pas vous obliger contre vot’ volonté mais, bon Dieu, j’vous laisserai pas faire accroire que c’est pour l’bien d’Arthur ! »
Horace grimaça. Il n’aimait pas entendre jurer la Peg. Ça l’avait prise dernièrement, la fois où elle avait injurié Milicent Mercher qui insistait pour qu’on l’appelle « Madame Mercher » au lieu de « dame Mercher ». Horace ne voyait pas ça d’un bon œil, des mots pareils dans sa bouche, surtout qu’elle n’avait pas l’air de sentir où et quand elle pouvait se les permettre, contrairement à un homme, du moins c’est ce qu’il disait. Mais la Peg répliquait que si on ne pouvait pas injurier une menteuse d’hypocrite, alors pourquoi avait-on inventé les jurons ?