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La Peg Guester savait que quelque chose clochait dans le raisonnement, qu’il n’était pas aussi sensé qu’il y paraissait, mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt sur le défaut.

« Et peut-être qu’un jour les choses seront différentes, ajouta Physicker. Il se peut qu’un jour la société change. Peut-être que les Colonies de la Couronne et l’Appalachie cesseront de tenir les Noirs en esclavage. Un temps viendra peut-être où…» Sa voix mourut. Puis il se secoua. « Des fois, je laisse aller mes pensées, c’est tout, dit-il. Des bêtises. Le monde est ce qu’il est. C’est tout bonnement contre nature pour un homme noir de devenir comme un Blanc. »

La Peg sentit en elle une haine profonde en entendant ces mots. Ce n’était pas une rage violente, qui l’aurait poussée à l’invective. C’était une haine froide, désespérée, qui disait : « Peut-être que je suis contre nature, mais Arthur Stuart est mon vrai fils et je ne le trahirai pas. Sûrement pas. »

Une fois encore, son silence passa pour de l’approbation. Les hommes se levèrent tous, la mine soulagée, surtout Horace. À l’évidence, ils ne s’attendaient aucunement à ce que que la Peg entende raison si vite. Le soulagement des visiteurs, il était compréhensible, mais pourquoi Horace avait-il l’air tellement content ? Un soupçon déplaisant effleura la Peg, et elle sut aussitôt qu’il était fondé : Horace Guester, le docteur Physicker et le shérif Pauley avaient déjà tout manigancé entre eux avant la visite d’aujourd’hui. Cette conversation, c’était de la comédie. Rien qu’une comédie montée pour tranquilliser la Peg Guester.

Horace ne voulait pas plus d’Arthur Stuart à l’école que Whitley Physicker ou n’importe qui de Hatrack River.

La Peg se sentit bouillir de colère, mais il était trop tard maintenant. Physicker et Pauley avaient franchi la porte, Horace sur leurs talons. Sûrement qu’ils allaient se donner des claques dans le dos et échanger des sourires, une fois hors de vue. Mais la Peg, elle, ne souriait pas. Elle ne se rappelait que trop bien la vision qu’avait eue ’tite Peggy la veille de son départ, une vision à propos de l’avenir d’Arthur. La Peg avait demandé à sa fille si Horace aimerait un jour le petit Arthur, et elle avait refusé de répondre. C’en était quand même une, de réponse, pour sûr. Horace pouvait bien faire mine de traiter Arthur comme son fils, en fait il le considérait seulement comme un petit Noir que sa femme s’était mise en tête de protéger. Horace n’était pas un papa pour Arthur Stuart.

Arthur se trouvait donc à nouveau orphelin. Il a perdu son père. Ou, plus exactement, il n’en a jamais eu. Bah, tant pis, il a eu deux mères : celle qui est morte pour lui à sa naissance et moi. Je ne peux pas le faire entrer à l’école. Je le savais, je le savais depuis le début. Mais je peux tout de même lui donner une éducation. Un plan se forma aussitôt dans sa tête. Il reposait sur la maîtresse d’école qu’ils avaient engagée, cette institutrice de Philadelphie. Avec de la chance, elle serait quaker, elle ne détesterait pas les Noirs, et le plan marcherait comme sur des roulettes. Mais même si elle les détestait aussi fort qu’un pisteur qui regarde un esclave libre sur la rive canadienne, ça n’y changerait rien du tout. La Peg trouverait un moyen. Arthur Stuart était la seule famille qui lui restait au monde, la seule personne qu’elle aimait, qui ne lui mentait pas, qui ne se moquait pas d’elle ni ne lui jouait des tours par-derrière. Elle n’allait pas permettre qu’on le frustre de tout ce qui pourrait être bon pour lui.

XIII

La resserre

Alvin comprit qu’il se passait quelque chose en entendant Horace et la Peg Guester se crier dessus, plus haut, du côté de l’ancienne resserre. Pendant une minute ils menèrent un tel tapage qu’il le percevait distinctement malgré le feu ronflant de la forge et ses propres coups de marteau. Puis les deux époux se calmèrent un peu, mais maintenant la curiosité d’Alvin était éveillée, et il accorda comme qui dirait un peu de repos à son marteau. En fait il le posa carrément et sortit de la forge afin de mieux entendre.

Non, non, il n’écoutait pas. Il retournait seulement au puits chercher de l’eau, pour boire et pour le tonneau de refroidissement. Si jamais il entendait un peu, on ne pouvait pas le lui reprocher, hein ?

« L’monde va dire que j’suis un mauvais aubergiste, pour installer l’institutrice dans la r’serre au lieu d’la loger correctement.

— C’est rien qu’une bâtisse vide, Horace, comme ça elle va servir. Et ça nous laissera des chambres à l’auberge pour les clients qui payent.

— J’veux pas d’maîtresse d’école à vivre toute seule à l’écart. C’est pas convenable !

— Pourquoi donc, Horace ? T’as idée d’y faire des avances ? »

Alvin avait peine à en croire ses oreilles. Les gens mariés ne se disent quand même pas des choses pareilles ! Il s’attendait à moitié à entendre claquer une gifle. Mais Horace avait dû ne pas broncher. Tout le monde disait que c’était sa femme qui portait la culotte, la preuve : elle venait de l’accuser de songer à l’adultère, et lui ne l’avait pas frappée, il n’avait même pas ouvert le bec.

« De toute manière, ç’a pas d’importance, fit la Peg. P’t-être que t’en feras qu’à ta tête et qu’elle te dira non. Mais en tout cas on va r’mettre la r’serre en état et la lui proposer. »

Horace marmonna quelque chose qu’Alvin ne comprit pas.

« Je m’en fiche, que ce soye la resserre de ’tite Peggy. Elle est partie d’son plein gré, elle s’est ensauvée sans même un mot, et c’est pas sous prétexte qu’elle venait icitte gamine que j’vais conserver c’te r’serre comme si c’était un monument. Vu ? »

Une fois encore, Alvin ne comprit pas la réponse d’Horace.

En revanche, il la comprenait parfaitement, la Peg. Sa voix portait comme le tonnerre. « Tu m’parles d’aimer, à moi ? Laisse-moi te dire, Horace Guester, tout ton amour pour ’tite Peggy, ça l’a pas empêchée de s’en aller, hein ? Mais mon amour pour Arthur Stuart, ça va y permettre de s’instruire, tu m’com-prends ? Et au bout du compte, Horace Guester, on verra bien qui aime le mieux ses enfants ! »

Il n’y eut pas exactement de gifle ni rien mais un claquement de la porte de la resserre qui manqua l’arracher de ses gonds. Alvin ne put se retenir de tendre un peu le cou pour voir qui l’avait claquée. Ce ne pouvait être que la Peg, qui s’en allait à grandes enjambées.

Une minute plus tard, peut-être même davantage, le battant se rouvrit tout doucement. Alvin distinguait mal à travers les buissons et les feuilles qui avaient poussé entre le puits et la cabane. Horace Guester sortit encore plus lentement, la mine abattue ; Alvin ne l’avait encore jamais vu comme ça. Il resta un instant immobile, la main sur la porte. Puis il la poussa pour la refermer, aussi délicatement que s’il mettait un bébé au lit. Alvin s’était toujours demandé pourquoi ils n’avaient pas démoli cette resserre des années plus tôt, lorsqu’il avait creusé le puits qui avait fini par tarir le cours d’eau qui jusque-là passait dedans. Ou au moins pourquoi ils ne lui avaient pas trouvé un quelconque usage. Mais maintenant il savait que ça avait à voir avec Peggy, la torche qui s’était sauvée juste avant qu’il n’arrive à Hatrack River. À la façon dont Horace touchait la porte, à la façon dont il la referma, Alvin comprit pour la première fois à quel point un homme pouvait chérir son enfant ; elle était partie, mais les endroits qu’elle avait aimés prenaient valeur de lieux saints aux yeux de son vieux papa. Pour la première fois, Alvin se demanda s’il aimerait un enfant à lui comme ça. Il se demanda alors quelle en serait la mère, si elle lui crierait dessus comme la vieille Peg sur Horace et s’il se montrerait aussi violent avec elle que Conciliant Smith avec sa femme Gertie, quand il fouettait l’air de sa ceinture et qu’elle faisait voler la vaisselle.