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Dans la lointaine ville de Vigor Church, le jeune Alvin prenait ce matin-là son dernier petit déjeuner avec sa mère. Le bagage qu’il devait emmener pour son voyage jusqu’à Hatrack River était posé par terre près de la table. Des larmes coulaient sans retenue sur les joues maternelles. Le jeune garçon aimait sa mère, mais pas une seconde il ne regrettait de partir. Son foyer était un lieu sinistre désormais, souillé par trop de sang innocent pour qu’il ait envie de rester. Il était pressé de s’en aller, de commencer son apprentissage chez le forgeron de Hatrack River et de trouver la fille, la torche qui lui avait sauvé la vie à la naissance. Il était incapable d’avaler une bouchée de plus. Il s’écarta de la table, se leva, embrassa sa maman…

Peggy lâcha la coiffe et rabattit le couvercle de la boîte aussi vite et aussi hermétiquement que si elle avait voulu attraper une mouche à l’intérieur.

Il vient pour me trouver. Pour qu’on mène une existence malheureuse ensemble. Vas-y, pleure, Fidelity Miller, mais pas parce que ton fils s’en va dans l’Est. Pleure pour moi, la femme dont il va gâcher la vie. Verse tes larmes pour une femme de plus qui va souffrir dans son coin.

Peggy frissonna encore, chassa l’humeur sombre où la plongeait la grisaille de l’aube et s’habilla à la hâte, en baissant la tête pour éviter de se cogner aux basses traverses inclinées du toit du grenier. Au fil des ans elle avait appris comment écarter toute pensée d’Alvin Miller junior de son esprit, assez longtemps pour tenir son rôle de fille dans l’auberge de ses parents et de torche au service des habitants de la contrée. Elle pouvait passer des heures en oubliant le jeune garçon quand elle faisait attention. C’était plus difficile à présent, sachant qu’il allait ce matin même poser le pied sur la route qui le conduirait vers elle, mais elle s’imposa de ne pas songer à lui.

Peggy ouvrit le rideau de la fenêtre orientée au sud et s’assit devant, accoudée sur le rebord. Elle contempla la forêt qui s’étendait toujours de l’auberge jusqu’à l’Hio, le long de la rivière Hatrack, seulement entrecoupée ici et là de quelques fermes d’élevage de cochons. Bien entendu, elle ne voyait pas l’Hio, pas à tant de milles de distance, même par ce temps clair et frais de printemps. Mais ce que ses yeux naturels ne distinguaient pas, la torche qui brûlait en elle le découvrait sans mal. Pour voir l’Hio, il lui suffisait de chercher une flamme de vie éloignée, puis de se glisser à l’intérieur et de regarder par les yeux de son propriétaire aussi facilement qu’elle regardait par les siens. Une fois là, au cœur d’une flamme de vie, elle voyait également d’autres choses, pas uniquement ce que la personne voyait, mais ce qu’elle pensait, sentait et désirait. Et davantage encore : elle apercevait, tremblotants dans les parties les plus ardentes de la flamme, souvent couverts par le bruit des pensées et désirs immédiats, les chemins qui s’ouvraient devant son hôte, les choix qui s’offraient et l’existence qu’il connaîtrait s’il optait pour une route plutôt qu’une autre dans les heures et les jours à venir.

Peggy découvrait tant de choses dans les flammes des autres qu’elle ne savait presque rien de la sienne.

Elle se considérait parfois comme la vigie solitaire tout en haut du mât d’un navire. Elle n’avait pourtant jamais vu de bateau de sa vie, en dehors des radeaux de l’Hio et une fois d’un chaland sur le canal d’Irrakwa. Mais elle lisait des livres, tout ceux que le docteur Whitley Physicker lui ramenait de ses visites à Dekane. Elle était donc au courant pour la vigie sur le mât. Accrochée au gréement, les bras à demi entortillés dans les cordages pour éviter de tomber en cas d’un brusque roulis ou tangage du navire, ou d’un coup de vent imprévu ; bleue de froid en hiver, rouge brique en été ; et rien d’autre à faire tout au long de la journée, tout au long des heures interminables de sa veille, que de contempler le vide azuré de l’océan. S’il s’agissait d’un bateau pirate, la vigie guettait les voiles des proies. S’il s’agissait d’un baleinier, elle guettait les souffles et les bonds de l’animal. En général, elle guettait simplement la terre, les hauts-fonds, les barres invisibles ; elle guettait les pirates ou quelque ennemi juré de son pays.

La plupart du temps elle n’apercevait jamais rien, rien de rien, que des vagues, des oiseaux de mer plongeant dans les flots et des nuages duveteux.

Je suis une vigie sur un perchoir, se dit Peggy. Envoyée dans la mâture à peu près seize ans plus tôt, le jour où je suis née, je n’en ai pas bougé depuis, on ne m’a pas une seule fois laissée redescendre, pas une seule fois permis de me reposer dans l’étroit réduit des couchettes du pont inférieur, pas une seule fois donné la possibilité de seulement fermer une écoutille au-dessus de ma tête ou une porte dans mon dos.

Toujours, toujours aux aguets, à regarder au loin, à regarder auprès. Et comme ce ne sont pas mes yeux naturels qui voient, je ne peux pas les fermer, même quand je dors.

Aucun moyen d’y échapper. Depuis le grenier où elle était assise, elle voyait sans y penser :

Maman, qu’on appelle la vieille Peg Guester, ou la Peg, de son vrai nom Margaret, qui prépare à manger dans la cuisine pour la tralée de clients attendus au dîner. Elle ne possède d’ailleurs pas de talent particulier dans ce domaine, alors elle trouve ça dur, contrairement à Gertie Smith, capable sur cent jours de donner cent goûts différents à du porc salé. Son talent, à Peg Guester, concerne les affaires de femmes, elle sait mettre les enfants au monde et jeter des charmes, mais une bonne auberge, c’est d’abord de la bonne cuisine, et depuis que grandpapa n’est plus là c’est elle qui s’en charge, de la cuisine, alors elle ne pense à rien d’autre et supporte difficilement qu’on l’interrompe, surtout sa fille qui erre dans la maison comme une âme en peine, qui ne desserre quasiment pas les dents, une gamine vraiment désagréable, un laideron, elle si gentille et si prometteuse étant petite, dans la vie tout finit par tourner au vinaigre…

Oh, vous parlez d’un bonheur, d’apprendre qu’on ne plaît guère à sa propre mère ! Pourtant Peggy connaissait aussi son profond dévouement. Mais savoir qu’un peu d’amour habite le cœur d’une maman n’atténue qu’à peine la douleur de savoir qu’elle vous a aussi en grippe.

Et papa, de son nom Horace Guester, tenancier de l’Auberge de la Rivière Hatrack. Un joyeux luron, papa ; en ce moment même, dans la cour, il raconte des histoires à un client, lequel a du mal à quitter l’auberge. Comme s’ils avaient toujours autre chose encore à se dire, et tenez, ce client, un avocat en tournée, de Cleveland, au nord, il se figure qu’Horace Guester est le meilleur, le plus honnête citoyen de sa connaissance, que si les gens avaient tous autant de cœur que cet homme-là, il n’y aurait plus de crimes et plus de causes à défendre dans la région amont de l’Hio. Tout le monde pensait de même. Tout le monde aimait le vieil Horace Guester.

Mais sa fille, la torche Peggy, elle voyait dans sa flamme de vie et savait ce que lui en pensait. Devant ces gens qui lui souriaient, il se disait : « S’ils apprenaient ce que je suis réellement, ils cracheraient sur la route, à mes pieds, puis ils s’en iraient oublier qu’ils ont connu mon visage et mon nom. »

Depuis sa chambre mansardée, Peggy voyait luire toutes les flammes de vie, toutes celles du village. Surtout les flammes de ses parents, parce qu’elle les connaissait mieux que les autres ; puis celles des clients qui logeaient à l’auberge ; enfin celles des habitants de Hatrack.

Conciliant Smith, son épouse Gertie et leur trois morveux de gamins qui n’avaient que des bêtises en tête quand ils ne vomissaient pas ou ne faisaient pas pipi… Peggy sentait le plaisir de Conciliant à travailler le métal, son dégoût pour ses propres enfants, sa désillusion devant le spectacle de sa femme, autrefois d’une beauté éblouissante et inaccessible, transformée en une sorcière aux cheveux filandreux qui braillait d’abord sur les drôles puis venait brailler de même sur lui.