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Pauley Wiseman, le shérif, qui adorait inspirer la crainte chez les autres ; Whitley Physicker, en colère contre lui-même parce que la moitié du temps sa médecine n’avait aucun effet, que toutes les semaines la mort frappait et qu’il n’y pouvait rien. Anciens et nouveaux habitants, fermiers et gens de métier, Peggy voyait par leurs yeux et dans leurs âmes. Elle voyait les lits conjugaux toujours froids la nuit et les adultères secrètement enfouis dans des cœurs coupables. Elle voyait le vol chez des employés, des amis, des serviteurs de confiance, et le fond d’honorabilité chez beaucoup de ceux qu’on méprisait et qu’on rejetait.

Elle voyait tout et ne disait rien. Elle gardait bouche cousue. Ne parlait à personne. Parce qu’elle ne voulait pas mentir. Elle avait promis des années plus tôt qu’elle ne mentirait jamais et elle tenait parole en observant le silence.

Les autres n’avaient pas ce problème. Eux pouvaient parler et dire la vérité. Mais pas Peggy. Elle connaissait trop bien tous ces gens. Elle connaissait leurs peurs, leurs désirs, leurs fautes – ils la tueraient, ou se tueraient, s’ils se doutaient un jour qu’elle était au courant de ce qu’ils avaient fait. Même ceux qui n’avaient jamais commis de mauvaises actions auraient honte à l’idée qu’elle connaissait leurs rêves secrets ou leur folie cachée. Elle ne pouvait donc pas parler franchement à ces gens, elle se trahirait, peut-être pas forcément par un mot mais par une façon de détourner la tête, d’éviter un sujet de discussion ; ils devineraient alors qu’elle savait, ou ils auraient peur qu’elle sache, ou peur tout court. Seulement peur, sans même pouvoir affirmer de quoi, et ça les détruirait, certains d’entre eux, les plus fragiles.

Elle était une perpétuelle vigie, seule en haut du mât, accrochée aux cordages, qui voyait plus de choses qu’elle ne l’aurait souhaité et n’avait jamais même une minute à elle.

Quand il ne s’agissait pas d’une naissance pour laquelle il lui fallait aller vérifier comment le bébé se présentait, alors c’étaient des gens qui avaient des ennuis quelque part et qu’on devait secourir. Dormir ne lui servait pas à grand-chose non plus. Elle ne dormait jamais tout à fait. Une partie d’elle-même restait toujours à l’état de veille et voyait brûler, étinceler les flammes de vie.

Comme maintenant. En ce moment même, alors qu’elle regardait vers la forêt, elle en distinguait une. Une flamme qui brûlait tout au loin.

Elle s’en rapprocha aussitôt, pas physiquement, bien entendu, son corps ne quitta pas le grenier, mais en tant que torche elle savait comment observer de tout près des flammes de vie éloignées.

C’était une jeune femme. Non, une jeune fille, encore plus jeune qu’elle. Son esprit avait quelque chose de particulier, et Peggy sut tout de suite que sa langue maternelle était étrangère, même si elle parlait et pensait maintenant en anglais. Ses pensées s’en trouvaient toutes bizarres et tarabiscotées. Mais certains sentiments s’impriment dans le cerveau plus profondément que les mots ; la petite Peggy n’avait pas besoin d’aide pour découvrir la présence d’un bébé dans les bras de la fille, son attitude face à la rivière parce qu’elle sait qu’elle va mourir, l’horreur qui l’attend si elle retourne à la plantation et ce qu’elle a fait la veille au soir pour s’échapper.

* * *

Voyez le soleil là-bas, à trois doigts au-dessus de la forêt. Cette esclave marronne et son bébé, son petit bâtard à demi blanc, voyez-les sur la berge de l’Hio, en partie dissimulés par les arbres et les buissons, qui regardent les hommes blancs sur leurs radeaux descendre la rivière à la perche. Elle a peur, les chiens ne peuvent pas les retrouver, elle sait ça, mais très bientôt ils vont amener le pisteur de marronneurs, très mauvais pour elle, et comment traverser cette rivière avec le bébé ?

Elle a une pensée horrible : je laisse le bébé, je le cache dans cette souche pourrie, je nage, je vole un bateau et je reviens. Ça marchera, dame oui.

Mais elle sent aussitôt, cette fille noire à qui personne n’a jamais appris le rôle de mère, qu’une bonne maman n’abandonne pas son bébé quand il tète encore autant de fois que les deux mains par jour. Elle murmure : « Une bonne maman laisse pas un ’tit bébé pour qu’le renard, la fouine ou l’blaireau, ils s’en viennent grignoter et tuer li. Dame non, pas moi. »

Elle s’assied donc, son bébé serré contre elle, et regarde couler la rivière ; ça pourrait tout aussi bien être le bord de la mer, puisqu’elle ne traversera jamais.

Des Blancs l’aideront, peut-être ? Ici, à la frontière de l’Appalachie, ils pendent ceux qui aident une esclave à s’échapper. Mais cette fille marronne a entendu ce qu’on raconte à la plantation ; il existe des Blancs qui disent que personne ne doit appartenir à quelqu’un d’autre. Que la fille noire doit avoir les mêmes droits que la dame blanche et repousser un homme qui n’est pas son vrai mari. Que la fille noire doit garder son bébé, empêcher le patron blanc de promettre de le vendre le jour de son sevrage, de l’envoyer grandir dans une maison d’esclaves du comté de Dryden où il embrassera les pieds des hommes blancs pour un oui, pour un non.

« Oh, il en a d’la chance, ton bébé, a-t-on dit à la jeune esclave. Il va grandir dans une belle demeure de seigneur, dans les Colonies d’la Couronne où ils ont encore un roi… peut-être même qu’un jour il le verra, le roi. »

Elle ne répondait pas mais elle riait à l’intérieur. La belle affaire, de voir un roi ! Son papa en était un, de roi, là-bas en Afrique, et ils l’avaient abattu. Les négriers portugais lui avaient montré, à la fille noire, l’avantage d’être roi : on meurt aussi vite que les autres, on perd du sang rouge tout pareil, on crie de peur et de douleur. Oh, pour ça, c’est bien d’être roi, et c’est bien d’en voir un. Est-ce que les Blancs croient leurs propres mensonges ?

Moi, je ne les crois pas. Je dis que je les crois, mais c’est faux. Je ne les laisserai jamais l’emmener, mon bébé. Il est petit-fils de roi, et je lui répéterai ça tous les jours tant qu’il grandira. Quand il sera le roi, personne ne le battra avec le bâton, ou alors il répondra, et personne ne prendra sa femme pour l’écarteler comme un cochon d’abattoir et planter un bébé à moitié blanc dans son ventre, pendant que lui reste dans sa cabane sans pouvoir rien y faire que pleurer. Dame non, alors.

Alors elle a fait la chose défendue, la chose mauvaise, affreuse, malfaisante. Elle vole deux bougies qu’elle chauffe au feu et qui deviennent toutes molles. Elle les pétrit comme de la pâte à pain, elle ajoute du lait de son téton après la tétée du bébé, elle mélange aussi un peu de sa salive à la cire, ensuite elle la roule, la tourne et la retourne dans la cendre jusqu’à obtenir une figurine à la ressemblance d’une esclave noire. À sa ressemblance.

Puis elle cache sa poupée esclave et s’en va trouver Gros Goupi pour lui demander des plumes du beau merle qu’il vient d’attraper.

« Une esclave noire, elle a pas besoin d’plumes, dit Gros Goupi.

— J’y fais un croque-mitaine pour mon bébé », elle répond.

Gros Goupi rit, il sait qu’elle ment. « Y a pas de croque-mitaines avec des plumes. Première nouvelle. »

La jeune esclave, elle dit : « Mon poupa est roi d’Umbawana. J’connais tous les secrets. »

Gros Goupi, il secoue la tête, il rit, il rit. « Qu’esse t’y connais, hein ? Tu connais même pas parler l’anglais. J’vais te donner toutes les plumes de merle que tu veux, mais quand ton p’tit, il arrêtera de téter, tu viendras m’voir et je t’en ferai un autre, tout noir çui-là. »