Выбрать главу

— Toi, si, conviens-je, mais tu es une exception. Les autres se forcent ; le cœur n’y est pas. Ils sont pleins de « pas d’entrain », empêtrés dans leurs sales combines, lourds des problèmes qu’ils se sont forgés. Il n’est que de les écouter parler, que de les voir se taire, que de contempler leurs agissements. Tiens, je pense à notre affaire, Béru, et je la trouve tristette.

— Sept à dire, ? demande le Dodu.

— Je reprends la genèse, fais-je. La France et ses bombinettes pour noces et banquets, tout juste bonnes à faire tarter les gens heureux du Pacifique, mais bien incapables d’impressionner les grands méchants de ce monde ! La France, donc, notre amère patrie, veut installer des nouvelles bases de lancement sur des territoires qui ne lui appartiennent pas. Jusqu’ici, ils vivaient peinards dans l’archipel des Malotrus. Noix de coco à tous les étages, fleurettes dans les cheveux, mer couleur des mers du Sud ! Sable d’or. Soleil ! Un vrai dépliant du Club Méditerranée. Et puis les chers Occidentaux radinent avec leur matériel de mort ! Ah ! j’ai honte, Gros, de les voir si c…, mes contemporains ; si dissemblables, messemblables ! si dévastateurs ! si anéantisseurs ! si pollueurs ! Ils détruisent ce qu’ils ont bâti et — pire encore — ce que Dieu a bâti. Ils contaminent l’espèce. Ils déciment les futurs ! Biscornus, ils seront tous, les enfants de bientôt. Pourris avant de naître. Condamnés ! Damnés ! Heureux seront les anéantis du premier jour ! Malheur à ceux qui s’achèveront en même temps que l’espèce, informes et inconsistants, monstres et molusques victimes retardées des vieux marchands de foudre dont les squelettes présentables triompheront encore et se pavaneront dans les mausolées épargnés.

— Tu dois avoir soif à jacter de la sorte, m’interrompt Béru, on devrait commander une nouvelle boutanche.

— Commande ! Mais laisse-moi poursuivre, j’ai besoin de me répandre, de me répondre ! Je deviens mon dernier interlocuteur valable, Gros.

— Mouche-toi pas du coude, sermonne cet être équilibré en hélant le loufiat d’un claquement de doigts. Mais avant que tu t’égarasses et te répandasses en circonlocutions, t’entreprenais une revue de l’affaire ?

— Oui, je pensais à ces îles aussi pacifiques que l’Océan qui les baigne et auxquelles on va offrir un mirifique feu d’artifice, en vertu de ce qu’on n’arrête plus le progrès. L’essor en est jeté ! La quiétude de ces braves gens est terminée. Pour eux, il ne s’agît plus que de savoir à quel souffle ils seront désintégrés. Sera-ce par des atomiseurs américains, anglais, égyptiens, ou par ceux de notre cinquième, l’hagarde républicaine ? Leurs gouvernants, alléchés par les chatoyantes promesses, sont décidés au feu d’arti-fesses. Mais au moment de traiter avec la France, v’là qu’il y a vasouillage. On envoie en loucedé le ministre des Affaires étrangères (ô combien !) à Genève pour y rencontrer un vieil Anglais. Le ministre se fait poignarder à Orly.

Je m’interromps. Le Mastar qui, docilement, me filait le train, me tisonne :

— Et alors ?

— Alors je trouve que ces giries sont affligeantes, Gros. Il y a déjà eu une victime. Tabobo Hobibi a en somme été sacrifié sur l’autel de la recherche nucléaire. Selon toute vraisemblance c’est avec la Grande-Bretagne que la souveraine des Malotrus a pris contact.

— À cause que c’est un sir, le correspondant recherché ?

— Naturellement.

— Et pourquoi t’est-ce que ça t’afflictionne ?

— Parce qu’il n’y a rien de changé. Les alliances tombent lorsque l’intérêt est en jeu. La forte amitié franco-britannique part en quenouille pour un bout de territoire perdu dans l’océan. Illico, le sang versé en commun, les grandes heures historiques, les démonstrations de tendresse s’évaporent pour faire place aux coups bas, aux sournoises astuces et aux discrets poignardages.

— Et alors, fait le Gros en arrachant la bouteille des mains du serveur pour la déboucher personnellement, et alors, ça te surprend que deux pays se fassent du contrecare, lorsque le monde est plein de frangins qui se tirent la bourre pour se partager les pauvres fringues à papa quand il clabote ! Tu veux que je te dise, San-A. ? T’as des vapes. Une vraie bonne femme ! Par moments ça te prend, la mère tume. Tu vois tout en noir, tu trouves tout moche. Critiqueur en diable, tu deviens. Ah ! là là, ma douleur ! On te laisserait refaire le monde, je voudrais voir c’t’ binette qu’il aurait !

Il torche ça bouteille en cinq (cul) secs.

— Allez, oust, c’est pas encore l’heure d’aller blouzer ton rosbif ?

— Il a dit dans une heure.

— Il en fait des mystères, ce pegreleux ! Tu trouves pas ça louche, toi ?

— C’est un type qui doit être connu dans les milieux internationaux et qui veut agir dans la discrétion. Ce genre de transaction ne se traite pas sur un tabouret de bar !

— Ouais, faut le décor-homme, hein ? Tapis vert avec sous-mains et carafe de flotte ! Sans compter la sonnette du président. Mais, ne t’occupe pas, je saurai me monter à la hauteur.

*

Il fait une belle nuit suisse, un peu fraîche et venteuse. Les drapeaux de l’hôtel claquent allègrement.

Un Boeing illuminé décolle non loin d’ici et vire au-dessus des maisons voisines pour aller prendre de l’altitude sur le Léman.

Lorsque nous débouchons sur le parking, une silhouette sort de l’ombre et s’avance vers nous. C’est le type chauve qui escortait sir Dezange.

— Si vous voulez bien prendre place ? nous dit-il avec un très léger accent.

Il ouvre la portière d’une Bentley noire dont l’habitacle arrière est séparé de l’avant par des vitres coulissantes.

Son porte-documents sous le bras (pour faire plus diplomate) Béru grimpe dans le solennel véhicule, et se laisse tomber sur de moelleuses banquettes de cuir.

Je lui relourde la porte et vais m’installer à l’avant, près du chauffeur.

— Vous ne montez pas avec Son Excellence ? s’étonne le secrétaire de Dezange.

— Elle ne me tolère qu’à sa table parce qu’elle n’aime pas manger seule, expliqué-je.

L’autre a un hochement de menton et démarre. Nous ne parlons pas. J’aurais une foule de questions à lui poser, cependant. Mais la prudence exige que je la boucle. Je me tiens bien raide sur mon siège, dans l’attitude compassée d’un parfait secrétaire de ministre.

La partie à jouer est délicate. Pendant combien de temps réussirons-nous à faire illusion, Béru et moi ? Je l’ai bien chapitré, mon Gros Lard, je lui ai fait répéter son rôle à une syllabe près, mais avec sa nature généreuse on peut s’attendre à de redoutables bifurcations.

Nous descendons sur le centre ville et, parvenus devant la gare, nous virons à gauche. Bientôt nous sommes hors de la patrie de Calvin. Le lac miroite sous la lune. Sur l’autre rive, the frensh mountains découpent leurs grandes ombres grises dans un ciel laiteux.

— C’est loin ? demandé-je d’un ton indifférent.

— Quelques kilomètres, laisse tomber le saurien.

Il a des gants pour piloter. Il porte un complet sombre, très strict, et ses gestes sont empreints de nonchalance.

Un je ne sais quoi d’un peu méprisant se dégage de sa personne. Ce gus aurait des sentiments racistes que je n’en serais pas autrement surpris.

Béru fait coulisser une vitre et tapote l’épaule de notre conducteur.

— Dis donc, mon petit gars, interpelle-t-il. En ouvrant le placard qu’est sous le poste de téloche, je viens de dénicher une bouteille sans étiquette, c’est quoi t’est-ce, son contenu ?

L’autre a eu un soubresaut et a esquissé un petit mouvement rotatif pour échapper à la main du Gros.