Dites, mes canards, c’est pas passionnant, tout ça ? Il a pas eu le nez creux, votre San-A, en allant placer sa ligne de fond sonore dans la chamhrette du sir ? Ainsi donc, Dezange nous a menés en bateau (c’est le cas de le dire). Lorsque je l’ai contacté, le vieux gentilhomme venait d’apprendre l’attentat contre Tabobo Hobibi. Il a pigé illico quel genre de personnages nous étions et nous a fait croire qu’il était un simple pourvoyeur de fesses ! Bravo, bien joué. Rien d’étonnant qu’il nous traite de crétins. À sa place j’en ferais autant. Maintenant, certain que nous allons retourner au bercail, il va s’envoler pour l’archipel des Malotrus afin de mener des pourparlers avec la reine.
M’est avis que le moment d’affranchir le Tondu est arrivé. Il doit se morfondre, pépère, derrière son sous-main ! Il va lui pousser de la moisissure dans les étiquettes à force d’attendre mon coup de turlu !
J’écoute le reste de l’enregistrement. Il y a une série d’ordres passés à la valetaille de l’hôtel à propos de chemises amidonnées, d’œufs au bacon. Puis la réception d’un coup de tube en provenance de la Swissair et concernant certains titres de transport pour un vol Genève — Obsénité-Atouva (la capitale des Malotrus), via Paris et Los Angeles. Ensuite, Dezange informe son secrétaire qu’ils vont s’embarquer en fin d’après-midi pour les Malotrus et lui ordonne de boucler les valises. Plus rien d’intéressant, quoi, inutile de vous infliger le mot à mot. Je décroche le bigophone pour demander le Vieux et, grâce à l’automatique, j’obtiens son bel organe harmonieux en un peu moins de pas longtemps.
— Ah ! tout de même ! fulmine le Déboisé. Je commençais à me demander… Vous auriez pu m’appeler plus tôt !
— Avant l’heure c’est pas l’heure, patron, objecté-je, si je vous avais téléphoné hier, je vous aurais induit en erreur, car voici ce qui s’est passé.
Et je lui raconte tout, mais je ne vous le retransmets pas ici vu que vous savez déjà où j’en suis. Je lui raconte le coup de la confusion sœur Marie des Anges, et sir Harry Dezange. La soirée batifoleuse du Gros. Mon magnéto bien placé et je lui passe l’enregistrement.
Il ricane :
— Nous avions vu juste, San-Antonio. Mayfair 65–78 c’est la ligne privée du Foreign Office, donc les Britanniques essaient bel et bien de nous souffler la base sous les pieds.
Un temps. Le Vieux phosphore et je le laisse gamberger à sa guise afin de lui éviter une distorsion des cellules.
— Je vais prévenir le Quai et le Centre des recherches, soupire-t-il.
Ce qui équivaut en somme à un bulletin de défaite.
— Et que vont-ils faire ? bougonné-je.
— Des contre-propositions, je suppose, mais cela me semble très mal engagé pour nous. Il est probable que la Grande-Bretagne a dû y mettre le prix pour enlever le marché.
— Elle ne l’a pas encore enlevé ! objecte l’intrépide San-Antonio, celui auquel la femme la plus vertueuse rêve en secret[8].
— Peut-être, mais cela ne saurait tarder maintenant, se résigne le dabe.
— Et l’on ne tente rien ?
— Que diantre voudriez-vous tenter ! grommelle le Vitrifié du culminant d’un ton dans lequel mon oreille exercée détecte pourtant un embryon d’espoir.
Je sens que je viens de dire quelque chose qu’il souhaitait m’entendre bonnir, le Vieux. Ça lui mouille la compresse agréablement.
Et comme je n’en rétorque pas une broque, il insiste :
— Hein, San-Antonio ? Que voudriez-vous tenter ?
Je ricane doucement :
— Mais… l’impossible, patron, comme toujours !
CHAPITRE SIX
Je m’en lave les mains !
Il a dit ça, le Viens, en raccrochant. Ponce Pilate, va !
Pousse-au-crime, mais prudent. « Vas-y, mon Kiki, moi je t’attends là ». Telle est sa politique au Tondu !
Il vous donne carte blanche pour, justement, que son blaze ne figure pas dans l’affaire.
« Si vous réussissez, mon cher, je peux vous assurer d’ores et déjà… »
M’assurer de quoi ?
M’assurer de rien ! Tout ce qu’il promet, le scalpé à part entière, c’est des points de suspension. Rien de plus éloquent, de plus prometteur qu’un point de suspension. Ça débride l’imagination. On y fout ce qu’on veut.
C’est à cela que je pense en bâillant dans mon fauteuil du hall à en décrocher la suspension. Ma montre raconte dix heures vingt-cinq en chiffres romains.
D’un œil morose je surveille les allées et venues du Palace. J’attends Dezange. Je ne sais pas ce que je vais entreprendre, pas la moindre idée, mes potes. Simple question de circonstances. Faudra improviser. Mon plan n’est pas un vrai plan, tout juste un projet insensé. Ça m’excite d’ailleurs. J’adore broder, tout comme les bonnes vieilles d’Alençon. La seule chose qui me tracasse vraiment, c’est le problème de l’heure. Aurai-je temps d’exécuter mon programme ? Je lis distraitement les titres de « La Tribune de Genève » posée sur une table basse : selon cet honorable journal, la guerre c’est du peu au jus. À trop jouer aux c…, les hommes vont finir par se payer une nouvelle rouste mémorable. On va faire de la purée de Chinetocks, de la marmelade d’Amerloques, de la bouillie de Russekis, et même du confit de neutres, les gars. C’est fatal, avec l’accroissement de la population tellement vertigineux que, le temps d’écrire cette phrase, le monde s’est accablé d’une chiée de nouveaux gus. Ils se berlurent pauvrement, les ceuss qui s’imaginent qu’il y a de la place pour tout le monde. C’est pas vrai. J’oppose un démenti. L’espace vital est contingenté, mes Gueux ! Ne pas dépasser la dose prescrite ! Prière de se débarrasser de l’excédent de bagages !
Mais, heureusement pour vous, l’arrivée de Dezange et de son acolyte met fin à ma digression. Le sir se dirige directo vers les ascenseurs, cependant que son secrétaire se rend à la caisse. L’étonnant San-Antonio hésite le temps d’un éternuement et emboîte le pas au vieux Rosbif. Je prends le second ascenseur, et débarque à son étage au moment précis où se referme la porte de sa chambre. Je bombe jusqu’à celle-ci et y toque discrètement.
— Go in ! fait le vieux malin, en français.
Moi, quand je frappe à une porte et qu’on me crie d’entrer, faut pas me le dire deux fois.
Dezange est déjà assis devant une table et entreprend de ranger des papiers dans un attaché-case. En m’avisant, il réprime un froncement de sourcils stupéfait. Mais c’est un gars qui sait se contrôler, vous pouvez m’en croire.
— Oh ! bonjour, lance-t-il.
Il a beau affabiliser, je sens crouler sur sa frime une avalanche de points d’interrogation. Il pige plus. Il nous croyait déjà partis, le père Harry, barrés comme deux malpropres.
— Mes respects, sir, articulé-je en m’avançant. J’espère que je ne vous dérange pas ?
— Pas le moins du monde, je m’apprêtais à vous appeler, ment-il effrontément. Son Excellence a passé une bonne nuit ?
— Elle a du mal à s’en dégager, souris-je. Je crois que sa soirée fut exténuante.
— Alors, où en sont nos petites transactions ?
— Je vous apporte l’ordre de virement, sir, affirme l’insensé San-Antonio en coulant une main dans sa poche.
Je biche mon goumi de caoutchouc avec armature métallique et je lui fais aussi sec le coup du lapin. Faut être extrêmement téméraire pour pratiquer de la sorte, vous ne croyez pas, mes bons caves ? C’est pas vous qui agiriez ainsi, timorés comme je vous sais ; toujours grelottants de trouille. Chopant le hoquet au premier sifflet d’un agent !