L’élevage du lézard mis à part, une seule industrie est pratiquée dans l’île de Merdabéru : le tissage de la peau de banane. Des caboteurs déchargent d’importantes quantités de ces fruits à Obsénité-Atonva. Les Obso-atouvabiens les décortiquent, jettent l’intérieur de la banane à la mer et en font sécher la peau afin de récupérer la fibre de cette dernière. Ils la tissent ensuite et obtiennent une espèce de rabane fruste dont on se sert pour confectionner des sacs destinés au transport exclusif des bananes. Ces sacs étant considérés comme emballage perdu, c’est dire si cette modeste industrie est rentable ! Le chômage est absolument inconnu à Merdabéru. Le standard de vie y est plus élevé que dans les autres îles des Malotrus. Chaque citoyen a ses sandales (alors qu’avant la dernière guerre, seuls les notables privilégiés en possédaient), dans chaque famille on trouve un phonographe et une bouteille thermos, ce qui prouve qu’on n’arrête pas le progrès et que le confort déferle sur les régions les plus isolées.
Parvenu au pied du mont Pasikonksa, une somptueuse Rolls-Royce s’avance vers le marchepied d’honneur. Ce n’est pas une Rolls comme les autres puisque sa carrosserie est en or massif et qu’elle ne comporte pas de roues. Les rues d’Obsénité-Atouva sont à la fois trop abruptes, trop étroites et trop mal pavées pour permettre à une voiture normale de circuler, aussi celle-ci est-elle constellée de mancherons gainés de velours grenat, ce qui permet de la porter à dos d’hommes.
Un chauffeur en grande tenue nous ouvre la portière cérémonieusement. Nous prenons place, tous les trois en grandes pompes (Béru et le messager chaussent du 46), ensuite de quoi le chauffeur va se mettre au volant et fait tourner le moteur au ralenti. Tout au long du trajet, il mettra les clignotants et klaxonnera dans les virages. La lenteur de notre déplacement nous permet de découvrir la beauté insolite de cette ravissante ville extrêmement basse de plafond puisque, de conception troglodyte, ses plus hauts buildings n’ont qu’un rez-de-chaussée. Une foule frénétique se bouscule le long du parcours, qui agite des petits drapeaux britanniques en criant à gorge déployée :
— Vive la bombe atomique !
M’est avis que la propagande du palais a fait son boulot, les gars. Béru est également de cet avis puisque, revenant à notre téméraire mission, il me coule dans le tube acoustique :
— Je crois que ça va être duraille de renverser la vapeur, mec. Je vois vraiment pas comment t’est-ce qu’on pourra faire revenir la reine sur la décision de signer avec les Rosbifs.
— Attendre et regarder, réponds-je, ce qui est une manière franco-britannique de s’exprimer.
— Comment ti trouves li capitale ? s’inquiète le messager de la reine.
— Very belle, mon pote ! rétorque Béni. Faudra qu’un de ces quatre j’y vinsse en vacances avec ma bergère, y a des hôtels pas chers, dans le patelin ?
— On va en construire un avec li sous di traité, affirme l’important personnage. Notre pays, l’est en plein nixpension.
Il nous montre une immense case de forme ovale :
— Ici, ti as li Faculté di Lettres.
Effectivement, des étudiants nous adressent des grands gestes depuis les fenêtres de l’établissement.
— Quels diplômes ont les garçons qui sortent de là ? m’informé-je.
Il accordéonne son front, réfléchit un instant et affirme avec importance :
— Comment ti dire ? C’est mîme chose li certificat des tudes en Neurope. Mîme chose pareil ! Là, ajoute-t-il, en désignant une autre case dont seul le toit émerge du sol rocailleux, ti as l’hôpital des éléphants malades où c’est que la reine l’a été repérée de la prostate y a deux ans !
— La reine opérée de la prostate ! m’exclamé-je, mais les femmes n’ont pas la prostate !
Le messager se renfrogne.
— Notre reine, c’est même chose qu’un roi, tranche sèchement notre cicérone.
Il reste un instant silencieux, choqué par mon exclamation. À cet instant, nous passons devant une modeste habitation de torchis sur laquelle une plaque de marbre est fixée, qui indique :
— Dans cette maison, le grand savant Houlaksécho inventa l’eau chaude en 1934.
La foule se fait de plus en plus dense et danse de plus en plus. Le sévice d’ordre (ici les agents sont armés de fouets) a beaucoup de peine à comprimer la populace.
Nous débouchons sur la place du parlement, modeste de dimensions, mais belle de proportions, je crois vous l’avoir précisé naguère et plus haut. Un monument intéressant pour un amateur de bizarreries est érigé en son centre. Il représente une paire de pieds nus. Notre guide m’explique que cette œuvre est consécutive à un malentendu. La reine Kelbobaba avait commandé la statue en pieds de son défunt mari, le prince Lokdu. Se méprenant, le sculpteur de la cour n’a exécuté que les nougats ; ces derniers étant criants de vérité (il ne manque pas un durillon, pas un ongle incarné à leur reproduction de bronze). Sa Majesté décida de conserver tel quel le monument.
On nous traduit l’inscription figurant sur le socle en dialecte malotrusien. C’est un poème qui dit à peu près ceci :
… ce qui, convenez-en, ou allez en vitesse vous faire tirer des cartes de visite sur papier-chiotte, ne manque ni de lyrisme ni d’envolée. Et astucieux avec ça ! Il fait passer le coup des panards solitaires ; il les justifie, leur donne une démarche, si je puis dire, les immortalise. Dans la vie, quand on a fait une bêtise, au lieu de la déplorer, il faut la célébrer. La plupart des grandes découvertes ont pour origine une bévue. Souvent, une connerie réussie est plus profitable qu’une grande œuvre loupée.
Pointalaligne.
Le Palais Royal (en anglais, the Royal Palace) se dresse dans le fond de la place. Contrairement aux autres constructions qui sont en paille et en bois, lui est fait de briques et de brocs, c’est dire qu’on n’a pas lésiné sur les matériaux. C’est une bâtisse qui serait presque rectangulaire si elle n’était parfaitement ovale. Elle a la forme d’un carton à chapeau. Elle ne comporte aucune fenêtre, afin que la chaleur ne puisse pas pénétrer à l’intérieur et prend le jour par une immense verrière en dent de scie. Cette royale demeure ferait songer à une usine si des gardes en grande tenue ne montaient la faction près du vaste perron à l’envers qui descend jusqu’à la porte.
La Rolls s’arrête. Nous en descendons. En veine de pourliches, le Gros file une pièce au conducteur. Des soldats s’approchent, armés de lances d’apparat. Au commandement de leur chef qui hurle : Nombri… il ! les valeureux guerriers malotrasiens se plantent le manche de leur arme dans l’alvéole qui leur vrille l’abdomen. Car, dès leur plus jeune âge, les enfants sont sélectionnés pour devenir lanciers de la reine. On leur fait porter une ceinture-perce-nombril qui leur pratique, au fil des ans, une cavité d’environ vingt-cinq centimètres dans la panse. Cette cavité est gainée de cuir, et les lanciers défilent avec leur lance dans le bide, sans avoir besoin de la tenir, ce qui leur permet de jouer de la musique en même temps, de jongler avec des noix de coco ou de lire Le Monde[11].
11
Comme son nom l’indique,