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Nous descaladons les marches du perron et passons un porche monumental, tendu de velours grenat, ce qui fait éminemment royal. En revanche, la porte est étrange. En acajou massif, elle s’orne de deux panneaux sur lesquels on lit :

« Buvez Coca-Cola glacé ».

Aux dires de notre guide, cette porte fut offerte à la reine par les Américains, soucieux de remercier les Iles Malotrus de leur concours lors de la dernière guerre.

Le porche passé, sans crier gare (bien que nous en eussions fortement envie, vu l’ambiance) c’est la salle du Trône. Imaginez un immense local de cinquante-deux mètres sur trente-quatre, couvert de tapis et seulement meublé d’un trône gigantesque et de bornes kilométriques. Quand je vous assure que le trône est gigantesque, ne croyez pas que j’en remets, les mecs. Pour vous situer ses dimensions, laissez-moi vous dire qu’il comporte deux éléphants grandeur nature en guise d’accoudoirs. C’est autre chose que du Chippendale, croyez-moi ! Ces éléphants offrent la particularité d’être en ivoire et de posséder des défenses en or. Le dossier du formidable siège est également en or incrusté de pierreries. Les bornes disséminées dans la salle sont de véritables bornes servant de tabouret aux visiteurs. Elles font partie de la collection privée de la reine. Les îles Malotrus ne possèdent pratiquement pas de routes, et Kelbobaba est fascinée par les nationales d’autrui.

— Asseyez-vous, invite le messager, Sa Majesté ne va pas tarder.

Je pose mon dargif sur une borne indiquant « La Tour-du-Pin 8 km », tandis que Béru confie une partie du sien à une autre borne annonçant Birmingham à 3 miles.

En attendant la venue de la reine, je jette un œil fasciné aux murs couverts de panneaux indicateurs. Toujours la collection royale. On se croirait un peu dans les bureaux d’une autoécole. Il y a des interdictions de stationner, des sens uniques (en leur genre), des « stop », des sens interdits (je le suis aussi) ; des annonces de virage en Z, des panneaux pour pistes cyclables, des « fin d’interdiction de doubler », des convois exceptionnels, des danger, des rappel, des 80, des 100, des cassis, des chaussée rétrécie, des signaux sonores interdits, des hauteur limitée 3 m 5, des douane sur zoll, des intersections, des chaussées glissantes, des attention, verglas, des sens giratoire, des passages à niveaux gardés, des poids maximum autorisé et bien d’autres encore, dont j’avoue ignorer la signification, ce qui par l’étang qui court, peut me valoir le retrait du permis de conduire.

— Belle collection, hein ? exulte notre mentor, c’est li plue complète di tou li Pacifique.

— Superbe, admets-je.

— Li clou, poursuit notre aimable cicérone, ji crois qui c’est çui-là…

Il me montre un attention travaux très banal à première vue.

— Il vient d’une route di Corse, explique-t-il.

Soudain, il se pétrifie. Dans les profondeurs du palais, un chant vient d’éclater. Un hymne lent et emphatique, pompeux, caverneux, sirupeux, qui fait songer aux trente baignoires d’un hôtel de troisième ordre se vidant simultanément.

— Sa Majesté va apparaître, fait-il d’une voix recueillie (pour ne pas la laisser perdre).

Il se dresse et nous l’imitons. Il est tourné vers la porte du fond, à doubles battants dont chacun est illustré par une publicité des pneus Firestone. Des feux tricolores flanquent le chambranle. De rouges qu’ils étaient ils passent au vert. Deux esclaves qui seraient entièrement nus s’ils ne portaient l’un et l’autre un bracelet de cuir, ouvrent la porte en grand. Le chant se fait plus présent. Du fond d’une large galerie, nous voyons surgir un étrange cortège. Une vingtaine de gars habillés en pompistes avancent, à genoux, en psalmodiant le chant sacré de la Cour dont le titre est : « Prends ton fade, ô ma reine bien-aimée », et qui commence par ces célèbres paroles : « Si tu te la peignais en vert, on la prendrait pour un lézard ».

Derrière ce cortège de pompistes-choristes-pénitents, marche un groupe de jeunes filles vêtues de bleu, mais très légèrement puisque aussi bien elles ont la poitrine dénudée. Ce sont les vierges du palais, réservées depuis leur plus jeune âge aux notables. Et entièrement élevées à la farine Jacquemaire. Ensuite, une cohorte de guerriers dont le plus petit mesure au moins deux mètres coltine une espèce de litière voilée. Un vieillard chenu habillé de sa barbe blanche, marche à côté de la litière en portant le sceptre de Kelbobaba, pure merveille d’orfèvrerie puisqu’il représente précisément les trois orfèvres de la chanson, en train de célébrer la Saint-Éloi. Celui du bas glorifie la bonne, l’orfèvre intermédiaire s’occupe du chat, quant au troisième, espèce de glorieux Charlemagne qui domine la pyramide d’or et de rubis, il exhibe délibérément ses attributs et l’on peut lire, gravée en demi-cercle, la devise de la monarchie malotrusienne qui est, je vous le rappelle pour le cas où vous l’auriez oubliée : « Et ça c’est du Belge ? »[12].

Béru, un instant médusé, se penche sur la margelle de mon oreille et laisse tomber :

— Tu parles d’une entrée, mon pote ! C’est une comtesse d’Émile et une nuit, c’te reine !

Les pompistes se relèvent et se taisent. Les vierges s’écartent. Les porteurs amènent la litière au milieu de la salle du trône et le vieillard-coltineur de sceptre annonce d’une voix perçante :

— Sa Gracieuse Majesté, la reine Kelbobaba ! Impératrice des mers du Sud ! Gardienne des récifs de corail ! Souveraine des îles Malotrus ! Amirale de la flotte ! Générale en chef désarmée ! Membre de la laque à demi française ! Commandeuse de l’ordre du Lézard ! Chevalière de la figue de barbarie !

Et tous les suivants, toutes les suivantes de hurler en un seul cri :

— C’est elle !

Un peu comme au palais des sports lorsqu’on présente les adversaires.

Notre mentor incline la tête. Nous l’imitons, va que nous ignorons tout du protocole malotrusien et que nous préférons aligner notre comportement sur le sien.

Le vieillard au sceptre crie alors :

— Gloire à notre reine bien-aimée !

Et tous reprennent :

— Gloire à notre reine bien-aimée !

Nous nous redressons tandis que les vierges écartent les voiles de la litière. Nous avons hâte de découvrir la polissonne souveraine, grande organisatrice de parties fines. J’espère Antinéa, Nefertiti, une espèce de Monna Lisa noire. Depuis le début de cette peu banale affaire, je l’ai complaisamment idéalisée, la potentate des îles Pacifique ! Je la veux Astrid basanée, je la souhaite belle, glorieuse, triomphante, encore jeune, altière, romantique, envoûtante et, pour tout dire : légendaire.

Vous l’avouerais-je ? Je ressens un petit pincement au palpitant. Les gonzesses parviennent toujours à me plonger dans un état de semi-transe. Y’a qu’elles qui, sincèrement, me fassent vibrer. Je les préfère à Beethoven, à Van Gogh, à Balzac. Elles ! Avec leurs lents regards, leurs énigmatiques sourires, leurs délicats parfums, leurs soupirs qui sont déjà comme des bruits d’amour.

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12

Le grand-père de Kelbobaba était Congolais.