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Je regarde. Béru regarde. Nous conjuguons de conserve le verbe regarder. Nous y mettons nos quatre prunelles, nous nous déplaçons sur nos orbites, tout notre individu s’irise.

Je me coagule, me pétrifie, me solidifie, les gars. Ça se recroqueville dans mes intérieurs. Je sens que ma bouche s’entrouvre toute seule comme une huître au soleil.

Ce que je vois, sur la litière, c’est pas une reine, c’est une vache. Pire : une éléphante, une baleine, un amas, un incoercible monceau de graisse.

Elle doit peser dans les trois cents livres, la souveraine. Elle est monstrueusement flasque. Elle tremblote, elle frémit, elle s’étale, se répand. Elle est ignoble. Elle est abjecte. Elle n’a pas d’âge, pas de tour de taille, pas de formes. C’est un volume fruste, un déchargement en vrac. Qu’est-ce que je racontais ; trois cents livres ! Trois cents kilogrammes, oui ! D’ailleurs ça n’est plus pesable, un truc pareil ! Plus contrôlable ! Il ne sert plus à rien de le vérifier, de le cataloguer. C’est énorme, hideux, et ça existe, voilà ses dernières caractéristiques.

Imaginez une barrique de gélatine noirâtre… Ça porte une robe de velours vert. C’est une colline de bidoche avariée. Ça remue de l’intérieur, comme l’Etna. La plus honteuse des fermentations. Cette fermentation, c’est ce qui lui reste de vie. Le ventre ? Bougez pas, je vous le résume : le mont Ventoux ! Les seins ? Les monts d’Auvergne. Mais le pire, le summum de l’abomination, l’horreur totale, le délire cauchemaresque, c’est la physionomie de la reine. Grosse comme une lessiveuse, qu’elle est, sa bouille, à mémère. Maflue, bajouteuse, triple-mentonneuse, boursouflée, soufflée, pendante, flasque, lourde, des joues comme des petits sacs de farine. Un nez épaté, avec des narines tellement béantes que les otorhinos se fringuent en spéléologues pour lui mater les végétations, des lèvres épaisses, craquelées, violacées et que sa respiration laborieuse garde ouverte. Des dents écartées, semblables à des crocs, terrible grille qui protège une langue follement écœurante. Des yeux exorbités, dont le blanc est jaune, le jaune rouge et les paupières insuffisantes. Des cheveux décrêpés qui se plaquent comme des algues mouillées sur sa devanture. Ajoutez à ce tableau des petits bras en ailerons de pingouin, et vous obtiendrez l’être le plus terrible, le plus monstrueux qui se puisse engendrer. M’est avis qu’elle doit avoir un hippopotame dans son ascendance, Kelbobaba, c’est fatal. Un gorille aussi, sûrement. Et peut-être, à quelques générations de là, un cachalot. C’est le produit de l’accouplement de Jonas avec sa Baleine-H-L-M.

Elle nous dévisage de son regard taillé dans la masse.

Je me sollicite, me force. J’initiative :

— Je prie Votre Majesté de bien vouloir agréer l’hommage de mon plus profond respect, récité-je.

Et je file un discret coup de coude à Béru. Il était dans les vapes, le Baby Food[13]. Mais il se reprend :

— Idem au cresson, Ma Majesté, bredouille l’Enflure (comme il semble fluet, le soi-disant Gros, comparé à la reine).

Il ajoute, en s’obligeant à sourire :

— On peut dire que vot’ royaume n’est pas à la porte à côté, mais quand on vous aperçoit, ma chère jesté, on ne regrette pas le voyage. J’espère qu’on vous dérange pas ?

Elle nous octroie un nouveau regard, plus pesant que le précédent. Puis ses vierges se précipitent et l’aident à s’extraire de sa litière.

Sur pied, le monument est beaucoup plus terrifiant. Le poids de ses nichemars, mal compensé par celui de son dargif, l’entraîne en avant, Kelbobaba. Soutenue par les jeunes vierges dont les petits seins drus nous agressent, elle gravit les degrés de son trône et s’affale entre les deux éléphants qui, tout à coup, sont ramenés à des proportions bibeloteuses.

Un grand silence se fait. Lorsque la souveraine est assise, tous les assistants se mettent à genoux, les fesses sur leurs talons. J’hésite à les imiter, mais je me dis que ma dignité de plénipotentiaire est incompatible avec cette position, aussi resté-je debout, en une sorte de garde-à-vous respectueux.

— Soyez les bienvenus à Merdabéru, ma capitale, déclare enfin la reine. Je suis heureuse de vous y accueillir, sir Dezange.

Sa voix, bien qu’un peu fluette, est la seule chose relativement humaine qui subsiste en elle.

Elle ajoute :

— J’ai été très touchée par le délicat présent que vous m’avez fait. Ces esclaves blanches sont fort belles.

Tiens donc, elle a déjà réceptionné le cheptel, Mémère.

Mon estimable camarade Alexandre-Benoît Bérurier se croit obligé de placer son grain de sel.

— Je peux certifier à vot’ majesté qu’elle en aura que des compliments. J’ai personnellement moi-même espérimenté ces demoiselles, et je vous certifie que, question du zim-la-boum, elles ont droit aux félicitations du jury.

— Nous verrons, assure le tas de bidoche. Nous verrons. « Les Malotrus sont en plein développement et l’amour fait partie des réformes entreprises. »

— Pourquoi t’est-ce que, Ma Majesté ? s’exclame Béru. Vous voudriez dire que vos nanas sont pas des frivoles ?

— Hélas, hélas, hélas ! clame la voix fluette de Son Obésité. Les filles de chez nous sont frigides, mon ami, et il s’ensuit une désaffection du Malotrusien pour la Malotrusienne. Contrairement aux autres peuples qui croissent, le nôtre est en voie de disparition et je veux remédier coûte que coûte à cet état de choses. L’éducation sexuelle de nos jeunes filles est nécessaire.

Le Mastar hoche la tête et affirme en désignant les vierges :

— Elles ont pourtant tout ce qu’il faut pour rire et s’amuser en société, ma chère jesté. Vous croyez-t-il pas qu’au lieu de leur montrer comment t’est-ce que les Européennes se font brillamment étinceler le trésor, vous auriez avantage de les confier à des dégourdis dessalés du calbar et bourrés de bonnes recettes ? Car, soyons logiques, ma Majesté, mais une frangine est surtout frigidaire biscotte les gus sont pas à l’hauteur de la situation. Vous avez des tas de petits malins qui se prennent pour des épées et qu’ont pas plus de fantaisie qu’un centre de sémination artificielle. Neuf fois sur dix, leurs prouesses c’est « dérangez-vous pas pour moi, je fais qu’entrer et sortir » ; à ce compte-là, les cœurs pas très portées sur la tendresse ravageuse prennent pour une corvée ce qui devrait z’être une partie d’extase, comprenez-vous ?

L’énorme potentate paraît troublée par la diatribe béruréeune. Elle écoute, depuis son trône majuscule, en caressant ses formidables bajoues plus ou moins goitreuses.

— J’ai pensé à cet aspect du problème, nous dit-elle, mais il offre une impossibilité majeure : si nos filles s’accouplent avec des Blancs, notre race sera polluée, car il s’ensuivrait une progéniture impure…

Le Gravossimo tique vachement sur les épithètes.

— Votre Majesté envoie le bouchon un peu loin, affirme-t-il. « Polluée », « impure », c’est pas très gentil, ça… Sa Majesté serait racisse sur les bords que j’en serais point tautrement surpris.

— Une race comme la nôtre doit se préserver farouchement, affirme la souveraine.

À mon tour, j’interviens.

— Le monde évolue, Majesté. Ce sont les croisements qui assurent la solidité de la race humaine. Lorsque tous les habitants de la planète auront la même couleur indéfinissable, le même gouvernement et la même religion, alors seulement les conflits cesseront et l’homme sera digne de lui-même.

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13

Food, en anglais, signifie cuisine.