Выбрать главу

— Laisse-moi y penser, dit-il.

— Mais vite.

— Je ne pense jamais vite, Émeri.

Voire pas du tout, compléta Danglard sans le dire. La fuite de Mo était une pure folie.

— Ordebec, hein ? dit Danglard. Dès l’aube, vous allez avoir tout le gouvernement contre vous, et vous allez y ajouter l’Armée furieuse ?

— L’arrière-arrière-petit-fils du maréchal Davout vient de rendre les armes. La place est à prendre. Elle n’est pas sans panache, non ?

— Depuis quand vous souciez-vous de panache ? Adamsberg rangea ses affaires silencieusement.

— Depuis que j’ai promis à Léo que je reviendrais.

— Elle est dans le coma, elle s’en fout, elle ne se souvient même pas de vous.

— Mais moi oui.

Et après tout, pensait Adamsberg en regagnant sa maison à pied, il était possible qu’Émeri ait raison. Que l’affaire soit sienne. Il fit un crochet pour rejoindre la berge de la Seine et se débarrassa dans les eaux du téléphone de Mercadet.

XV

À 2 heures du matin, Danglard avait bouclé son rapport. À 6 h 30, Adamsberg recevait l’appel du secrétaire général du directeur de la préfecture, suivi de celui du directeur lui-même, puis du secrétaire du ministre, enfin du ministre de l’Intérieur lui-même, à 9 h 15. Au même instant, le jeune Mo entrait dans sa cuisine, habillé d’un tee-shirt trop grand prêté par Zerk, en quête timide de pitance. Zerk, le pigeon calé sur un bras, se leva pour faire réchauffer le café. Les volets côté jardin étaient restés fermés et Zerk avait punaisé un morceau de tissu à fleurs, assez laid, devant la vitre de la porte-fenêtre — à cause de la chaleur, avait-il expliqué à Lucio. Mo avait ordre de ne s’approcher d’aucune des fenêtres de l’étage. En deux signes, Adamsberg imposa un silence immédiat aux deux jeunes gens et leur demanda d’évacuer la pièce.

— Non, monsieur le ministre, il n’a aucune chance de s’en tirer. Oui, toutes les gendarmeries sont alertées, depuis hier soir 21 h 40. Oui, tous les postes frontaliers aussi. Je ne crois pas que cela serait utile, monsieur le ministre, le lieutenant Mercadet n’y est pour rien.

— Des têtes vont sauter et doivent sauter, commissaire Adamsberg, vous le savez, n’est-ce pas ? Les Clermont-Brasseur sont outrés par l’incurie de vos services. Et moi de même, commissaire. Je me suis laissé dire que vous gardez un malade dans votre Brigade ? Une brigade censée être un pôle d’excellence ?

— Un malade, monsieur le ministre ?

— Un hypersomniaque. L’incapable qui s’est fait détrousser de son arme. S’endormir pendant une garde à vue, cela vous paraît normal ? Je dis qu’il y a faute, commissaire Adamsberg, faute colossale.

— On vous a mal renseigné, monsieur le ministre. Le lieutenant Mercadet est un des hommes les plus résistants de l’équipe. Il n’avait dormi que deux heures la nuit précédente et il était en heures supplémentaires. Il faisait près de 34° C. dans la salle d’interrogatoire.

— Qui gardait le prévenu avec lui ?

— Le brigadier Estalère.

— Un bon élément ?

— Excellent.

— Alors pourquoi s’est-il absenté ? Aucune explication sur ce point dans le rapport.

— Pour aller chercher des rafraîchissements.

— Faute, énorme faute, des têtes vont sauter. Rafraîchir le prévenu, Mohamed Issam Benatmane, n’est sûrement pas la meilleure manière de le faire parler.

— Les rafraîchissements étaient pour les agents, monsieur le ministre.

— Il fallait appeler un collègue. Faute, faute gravissime. On ne reste pas seul avec un prévenu. Cela vaut pour vous, commissaire, qui l’avez fait entrer dans votre bureau sans aucun auxiliaire. Et qui vous êtes montré incapable de désarmer un malfrat de vingt ans. Faute incalculable.

— C’est exact, monsieur le ministre.

Avec des gouttes de café, Adamsberg dessinait distraitement des formes sinueuses sur la nappe en plastique qui recouvrait la table, traçant des routes entre les déjections d’Hellebaud. Il songea un instant à la résistance extrême qu’offre la fiente d’oiseau au lavage. Il y avait là une énigme chimique à laquelle Danglard n’aurait pas la réponse, il était mauvais en sciences.

— Christian Clermont-Brasseur a demandé votre licenciement immédiat, ainsi que celui de vos deux impotents, et je serais tenté de le suivre. Néanmoins, on estime ici que nous avons encore besoin de vous. Huit jours, Adamsberg, pas un de plus.

Adamsberg réunit la totalité de son équipe dans la grande salle de conférences, dite salle du chapitre, selon la dénomination érudite de Danglard. Avant de quitter sa maison, il avait aggravé sa blessure au menton en la frottant avec un tampon à vaisselle, striant sa peau de zébrures rouges. Très bien, avait apprécié Zerk, qui avait mis l’ecchymose en valeur avec du mercurochrome voyant.

Il lui était désagréable de lancer ses agents à la vaine poursuite de Mo, alors qu’il le savait installé à sa propre table, mais la situation ne laissait aucun choix. Il distribua les missions et chacun étudia sa feuille de route en silence. Son regard parcourut les visages de ses dix-neuf adjoints présents, sonnés par la situation nouvelle. Retancourt seule avait l’air secrètement amusée, ce qui l’inquiéta un peu. L’expression consternée de Mercadet relança son picotement dans la nuque. Il avait attrapé cette boule d’électricité en fréquentant le capitaine Émeri, et il faudrait la lui rendre tôt ou tard.

— Huit jours ? répéta le brigadier Lamarre. À quoi ça rime ? S’il est planqué au cœur d’une forêt, on peut mettre des semaines à le localiser.

— Huit jours pour moi, précisa Adamsberg, sans mentionner le sort également précaire de Mercadet et d’Estalère. Si j’échoue, le commandant Danglard sera probablement nommé à la tête de la Brigade, et le travail continuera.

— Je ne me souviens pas de m’être endormi dans la salle d’interrogatoire, dit Mercadet d’une voix étouffée par la culpabilité. Tout est de ma faute. Mais je ne me souviens pas. Si je commence à m’endormir sans même m’en rendre compte, je ne vaux plus rien pour le service.

— Les fautes sont multiples, Mercadet. Vous vous êtes endormi, Estalère est sorti de la salle, on n’a pas fouillé Mo, et je l’ai pris seul dans mon bureau.

— Même si on le trouve avant huit jours, ils vont vous saquer pour l’exemple, dit Noël.

— C’est possible, Noël. Mais il nous reste encore une porte de sortie. Et sinon, il me reste ma montagne. Donc, rien de grave. Première urgence : attendez-vous à une inspection surprise de nos locaux dans la journée. Donc mise en place du dispositif d’apparence à son niveau maximal. Mercadet, allez vous reposer maintenant, vous devez être parfaitement réveillé quand ils débarqueront. Puis, faites disparaître les coussins. Voisenet, évacuez vos revues d’ichtyologie, Froissy, plus une trace de nourriture dans les armoires, rangez aussi vos aquarelles. Danglard, videz vos planques, Retancourt, occupez-vous de transporter le chat et ses écuelles dans une voiture. Quoi d’autre ? On ne doit négliger aucun détail.

— La ficelle ? demanda Morel.

— Quelle ficelle ?

— Celle qui entourait les pattes du pigeon. Le labo nous l’a renvoyée, elle est sur la table des échantillons avec les résultats d’analyse. S’ils posent des questions, ce ne serait pas le moment de leur parler de l’oiseau.

— J’emporte la ficelle, dit Adamsberg, notant sur le visage de Froissy l’angoisse qui la saisissait à l’idée de se débarrasser de ses réserves alimentaires. D’autre part, il y a une bonne nouvelle dans la tourmente. Pour une fois, le divisionnaire Brézillon est avec nous. Nous n’aurons pas d’avarie de ce côté.