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— Motif ? demanda Mordent.

— Les Clermont-Brasseur ont dévasté le commerce de son père, une importation de minerai bolivien. Une basse opération de prédateurs qu’il ne leur pardonne pas. Il ne souhaite qu’une chose, c’est qu’on « mette ces chiens sur la sellette », ce sont ses mots.

— Il n’y a pas de sellette qui tienne, dit Retancourt. La famille Clermont n’y est pour rien.

— C’était simplement pour vous donner une idée de l’état d’esprit du divisionnaire.

À nouveau les yeux un peu ironiques de Retancourt, à moins qu’il ne fît erreur.

— Allez-y, dit Adamsberg en se levant, jetant en même temps au sol sa boule d’électricité. Épuration des locaux. Mercadet, vous restez un moment, vous m’accompagnez.

Assis en face d’Adamsberg, Mercadet tortillait ses mains minuscules l’une dans l’autre. Un type honnête, scrupuleux, fragile aussi, et qu’Adamsberg précipitait au bord de la dépression, de la détestation de soi.

— Je préfère être licencié maintenant, dit Mercadet en frottant ses cernes avec dignité. Ce type aurait pu vous abattre. Si je dois m’endormir sans le savoir, je souhaite partir. Je n’étais déjà pas fiable avant, mais maintenant, je suis devenu dangereux, incontrôlable.

— Lieutenant, dit Adamsberg en se penchant sur la table, j’ai dit que vous vous étiez endormi. Mais vous ne vous êtes pas endormi. Mo ne vous a pas pris votre arme.

— C’est sympathique de m’aider encore, commissaire. Mais quand je me suis réveillé là-haut, je n’avais plus ni mon arme ni mon portable. C’est Mo qui les avait.

— Il les avait parce que je les lui ai donnés. Je les lui ai donnés parce que je vous les ai pris. Là-haut, dans la salle du distributeur. Vous comprenez l’histoire ?

— Non, dit Mercadet en levant un visage ahuri.

— Moi, Mercadet. Il fallait faire fuir Mo avant qu’il soit placé en détention. Mo n’a jamais tué personne. Je n’ai pas eu le choix des moyens, je vous ai foutu dedans.

— Mo ne vous a pas menacé ?

— Non.

— C’est vous qui avez ouvert les grilles ?

— Oui.

— Nom d’un chien.

Adamsberg se rejeta en arrière, attendant que Mercadet digère l’information, ce qu’il effectuait normalement assez vite.

— D’accord, dit Mercadet qui relevait la tête. Je préfère ça de loin à l’idée d’avoir sombré dans la salle. Et si Mo n’a pas tué le vieux, c’était la seule chose à faire.

— Et à taire, Mercadet. Seul Danglard a compris. Mais vous, Estalère et moi allons sans doute sauter dans huit jours. Je ne vous ai pas demandé votre avis.

— C’était la seule chose à faire, répéta Mercadet. Mon sommeil aura au moins servi à quelque chose.

— C’est certain. Sans vous dans les locaux, je ne vois pas ce que j’aurais pu inventer.

L’aile de papillon. Mercadet cligne des yeux au Brésil et Mo prend la fuite au Texas.

— C’est pour cela que vous m’avez retenu hier en heures supplémentaires ?

— Oui.

— Très bon. Je n’y ai vu que du feu.

— Mais nous allons sauter, lieutenant.

— Sauf si vous mettez la main sur un des fils Clermont.

— C’est ainsi que vous voyez les choses ? demanda Adamsberg.

— Peut-être. Un jeune comme Mo aurait noué ses lacets par-derrière et par-devant. Je n’ai pas compris que les bouts soient trempés d’essence.

— Bravo.

— Vous l’aviez vu ?

— Oui. Et pourquoi pensez-vous d’abord à un des fils ?

— Imaginez les pertes si Clermont père épousait sa femme de ménage et adoptait les enfants. On dit que les fils n’ont pas le génie diabolique du vieil Antoine et qu’ils se sont lancés dans des opérations mal avisées. Christian surtout. Un détraqué, un flambeur, il aimait claquer en un jour l’extraction quotidienne d’un puits de pétrole.

Mercadet secoua la tête en soupirant.

— Et on ne sait même pas si c’est lui qui conduisait la voiture, conclut-il en se levant.

— Lieutenant, le rappela Adamsberg. Il nous faut un silence absolu, un silence qui durera toujours.

— Je vis seul, commissaire.

Après le départ de Mercadet, Adamsberg tourna un moment dans son bureau, arrangea les bois de cerf le long du mur. Brézillon et sa haine des chiens Clermont-Brasseur. Le divisionnaire pourrait être séduit par l’idée de remonter vers eux via le comte d’Ordebec. Auquel cas il avait une chance qu’on lui confie l’affaire normande. Auquel cas il affronterait l’Armée furieuse. Une perspective qui exerçait sur lui une attraction indéchiffrable, semblant monter des fonds les plus archaïques. Il se rappela un tout jeune homme, un soir, penché sur le parapet d’un pont, observant fixement l’eau qui coulait à grand débit en contrebas. Il avait son bonnet à la main et son problème, avait-il expliqué à Adamsberg, était la tentation impérieuse de le jeter dans l’eau, alors qu’il y tenait. Et le jeune type essayait de comprendre pourquoi il voulait à ce point faire ce geste qu’il ne souhaitait pas. Finalement, il était parti en courant sans lâcher le bonnet, comme s’il devait s’arracher à un lieu d’aimantation.

Adamsberg comprenait mieux maintenant la stupide histoire du bonnet sur le pont. La cavalcade des chevaux noirs passait dans ses pensées, lui susurrant d’obscures et insistantes invitations, au point qu’il se sentait importuné par l’aigre réalisme des affaires politico-financières des Clermont-Brasseur. Seul le visage de Mo, brindille sous leurs pieds de géants, lui donnait l’énergie d’y travailler. Les secrets des Clermont étaient sans surprise, lassants de pragmatisme, ce qui rendait plus désolante encore la mort atroce du vieil industriel. Au lieu que le secret d’Ordebec lui envoyait une musique inintelligible et dissonante, une composition de chimères et d’illusions, qui l’attirait comme l’eau s’élançant sous le pont.

Il ne pouvait pas se permettre de déserter trop longtemps la Brigade en ce jour houleux, et il prit une voiture pour aller voir Brézillon. C’est au deuxième feu rouge qu’il s’aperçut qu’il avait emprunté celle où Retancourt avait planqué le chat et ses écuelles. Il ralentit l’allure pour ne pas renverser le bol d’eau. Le lieutenant ne lui pardonnerait jamais d’avoir déshydraté l’animal.

Brézillon le reçut avec un sourire impatient, le tapotant d’une main complice sur l’épaule. Une atmosphère rare qui ne l’empêcha pas de débuter par sa phrase coutumière à l’adresse du commissaire.

— Vous savez que je n’approuve pas beaucoup vos méthodes, Adamsberg. Informelles, sans visibilité, ni pour votre hiérarchie ni pour vos adjoints, sans les éléments factuels nécessaires au fléchage de l’itinéraire. Mais elles pourraient avoir du bon dans l’affaire qui nous réunit, attendu qu’il nous faut trouver cette fois un passage obscur.

Adamsberg laissa passer l’introduction et exposa l’excellent élément factuel que constituaient les lacets des baskets mal noués par l’incendiaire. Il n’était pas aisé de couper les longs monologues du divisionnaire.

— J’apprécie, commenta Brézillon en écrasant son mégot avec un seul pouce, un geste impérieux qui lui était habituel. Vous feriez mieux de débrancher votre téléphone portable avant que nous poursuivions. Vous êtes sur écoute depuis la fuite du suspect, depuis que vous montrez si peu d’allant pour retrouver ce Mohamed. Autrement dit l’animal choisi pour le sacrifice, précisa-t-il après qu’Adamsberg eut démonté son portable. Nous sommes bien d’accord ? Je n’ai jamais pensé que ce jeune homme insignifiant ait pu brûler par hasard un des magnats de notre finance. Ils vous ont donné huit jours, je le sais, et je ne vous vois pas aboutir en si peu de temps. D’une part parce que vous êtes lent, d’autre part parce que la route est barrée. Néanmoins je suis prêt à vous épauler de toute manière souhaitable et légale pour tenter l’assaut contre les frères. Il va sans dire, Adamsberg, que, comme tous, je marche à fond dans la culpabilité de l’Arabe et que, quoi qu’il puisse arriver au clan Clermont, je n’approuverai pas ce scandale. Trouvez le chemin.