XVI
À 17 heures, Adamsberg revint à la Brigade, le chat plié en deux sur son bras comme un gros chiffon, qu’il reposa sur le lit tiède de la photocopieuse. Rien n’avait alerté l’équipe de l’Inspection, qui s’était effectivement présentée deux heures plus tôt et avait ratissé les lieux sans ménagement et sans commentaire. Entre-temps, les rapports des gendarmeries et des postes de police étaient tombés, et Momo demeurait invisible. Beaucoup d’agents étaient encore en extérieur, fouillant tous les domiciles de ses relations connues. Une opération de plus grande envergure était prévue pour le soir, visant à l’inspection de la totalité des logements de la Cité des Buttes où logeait Momo, qui présentait, bien sûr, un taux annuel de voitures incendiées supérieur à la moyenne. On attendait les renforts de trois commissariats de Paris, nécessaires pour encercler les Buttes.
Adamsberg fit un signe à Veyrenc, Morel et Noël, et s’assit de travers sur le bureau de Retancourt.
— Voici l’adresse des deux fils Clermont, Christian et Christophe. Les « deux Christs », comme on les appelle.
— Qui n’égalent pas la réputation du Sauveur, dit Retancourt.
— Le père a trop présumé d’eux.
compléta Veyrenc. Vous espérez que les Clermont nous ouvriront la porte ?
— Non. Que vous les preniez en chasse nuit et jour. Ils habitent ensemble, dans un immense hôtel particulier à deux corps de logis. Changez de voiture et d’allure sans cesse et toi, Veyrenc, teins-toi les cheveux.
— Noël n’est pas le meilleur d’entre nous pour les filatures, observa Morel. On le repère de loin.
— Mais il nous le faut. Noël est mauvais et teigneux, il s’accrochera à n’importe quelle piste. On a besoin de cela aussi.
— Merci, dit Noël sans ironie, qui ne mésestimait pas ses qualités négatives.
— Voici des photos d’eux, dit Adamsberg en faisant circuler quelques clichés parmi le groupe. Ils se ressemblent assez, l’un en gros, l’autre en maigre. Soixante ans et cinquante-huit ans. Le maigre, c’est l’aîné, Christian, que nous nommerons Sauveur 1. Belle chevelure argentée qu’il porte toujours un peu longue. Élégant, brillant, amuseur vêtu d’habits dispendieux. Le petit grassouillet est réservé, plus sobre, et n’a presque plus de cheveux. C’est Christophe, dit Sauveur 2. La Mercedes qui a brûlé était la sienne. Un mondain d’un côté, un bosseur de l’autre. Ce qui ne signifie pas que l’un est meilleur que l’autre. On ne sait toujours pas ce qu’ils faisaient le soir de l’incendie, ni qui conduisait la voiture.
— Que se passe-t-il ? demanda Retancourt. On abandonne Momo ?
Adamsberg jeta un regard à Retancourt, et y retrouva la même défiance amusée, indéchiffrable.
— On cherche Mo, lieutenant, en ce moment même et ce soir avec les renforts. Mais nous avons un problème avec des bouts de lacets.
— Quand avez-vous pensé à cela ? demanda Noël, après qu’Adamsberg eut exposé la question de ces lacets mal noués.
— Cette nuit, mentit Adamsberg avec aisance.
— Alors pourquoi lui avez-vous demandé d’enfiler une chaussure hier ?
— Pour vérifier sa pointure.
— Bien, dit Retancourt, en injectant tout son scepticisme dans ce seul mot.
— Cela n’innocente pas Mo, reprit Adamsberg. Mais cela gêne.
— Beaucoup, approuva Noël. Si l’un des deux Christs a mis le feu à son père en plongeant Mo dans le bain, le bateau va secouer.
— Le bateau est déjà troué, commenta Veyrenc.
Depuis sa réintégration récente, le lieutenant Veyrenc avait déjà énoncé quelques dizaines de mauvais vers. Mais plus personne n’y prêtait attention, comme s’il s’agissait d’un élément sonore ordinaire, tels les ronflements de Mercadet ou les miaulements du chat, qui participait de manière inévitable au bruit de fond de la Brigade.
— Si l’un des deux Christs l’a fait, précisa Adamsberg — mais nous n’avons pas dit que c’était le cas et nous n’y croyons pas —, son costume devrait porter des traces résiduelles de vapeurs d’essence.
— Plus lourdes que l’air, acquiesça Veyrenc.
— De même la mallette ou le sac dont il se serait servi pour faire l’échange des chaussures, dit Morel.
— Ou pourquoi pas la poignée de sa porte quand il est rentré, ajouta Noël.
— Ou sa clef.
— Pas s’il a tout nettoyé, objecta Veyrenc.
— Faut voir si l’un des deux s’est débarrassé d’un costume. Ou l’a envoyé au nettoyage.
— En gros et en détail, commissaire, dit Retancourt, vous nous demandez d’épier les deux Christs comme s’il s’agissait de meurtriers tout en nous priant de ne pas les considérer comme tels.
— C’est cela, approuva Adamsberg en souriant. Mo est coupable et on le cherche. Mais vous vous collez sur les christs comme des tiques.
— Simplement pour la beauté du geste, dit Retancourt.
— On a souvent besoin d’une petite beauté du geste. Un peu d’esthétique compensera la fouille de la Cité des Buttes ce soir, qui n’aura rien d’artistique. Retancourt et Noël seront préposés au fils aîné, Christian Sauveur 1. Morel et Veyrenc sur Christophe Sauveur 2. Conservez ce code, je suis sur écoute.
— Faudra tourner avec deux équipes de nuit.
— Avec Froissy, qui s’occupera des micros multidirectionnels, Lamarre, Mordent et Justin. Les voitures devront être parquées à bonne distance. L’hôtel particulier est gardé.
— Et si l’on se fait repérer ?
Adamsberg réfléchit quelques instants, puis secoua la tête, impuissant.
— On ne se fait pas repérer, conclut Veyrenc.
XVII
Son voisin Lucio arrêta Adamsberg qui traversait le petit jardin pour rentrer chez lui.
— Hola, hombre, salua le vieil homme.
— Hola, Lucio.
— Une bonne bière te fera du bien. Avec cette chaleur.
— Pas maintenant, Lucio.
— Avec tous tes emmerdements aussi.
— Parce que j’ai des emmerdements ?
— Certainement, hombre.
Adamsberg ne négligeait jamais les annonces de Lucio et il attendit dans le jardin que le vieil Espagnol revienne avec deux bières fraîches. À force que Lucio pisse régulièrement contre le hêtre, Adamsberg avait l’impression que l’herbe dépérissait à la base du tronc. Ou peut-être était-ce l’effet de la chaleur.
Le vieux décapsula les deux bouteilles — jamais de canettes avec lui — et lui en tendit une.