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— Je ne vois pas le rapport avec les Clermont, dit Mordent.

— Il y a là-bas un vieux comte qui pourrait nous ouvrir des portes. Il a fait des affaires avec Antoine Clermont.

— Admettons, dit Morel. Comment ça se présente ? De quoi s’agit-il ?

— Il y a eu un meurtre — un homme — et une tentative de meurtre sur une vieille femme. On ne pense pas qu’elle survivra. Trois autres morts sont encore annoncées.

— Annoncées ?

— Oui. Parce que ces crimes sont directement reliés à une sorte de cohorte puante, une très vieille histoire.

— Une cohorte de quoi ?

— De morts en armes. Elle traîne dans le coin depuis les siècles des siècles et elle emporte avec elle les vivants coupables.

— Parfait, dit Noël, elle fait notre boulot, en quelque sorte.

— Un peu plus car elle les tue. Danglard, expliquez-leur rapidement ce qu’est l’Armée furieuse.

— Je ne suis pas d’accord pour qu’on se mêle de ça, bougonna le commandant. Vous avez dû tremper dans cette saisine, d’une manière ou d’une autre. Et je n’y suis pas favorable, pas du tout.

Danglard leva les mains en geste de refus, se demandant d’où lui venait cette répugnance pour l’affaire d’Ordebec. Il avait rêvé deux fois de l’Armée d’Hellequin depuis qu’il s’était plu à la décrire à Zerk et Adamsberg. Mais il ne s’était pas plu dans ses rêves, où il se démenait contre l’idée trouble qu’il courait à sa perte.

— Racontez tout de même, dit Adamsberg en observant son adjoint avec attention, décelant de la peur dans son repli. Chez Danglard, authentique athée dénué de mysticisme, la superstition pouvait malgré tout se frayer des chemins assez larges en empruntant ceux, toujours béants, de ses pensées anxieuses.

Le commandant haussa les épaules avec un semblant d’assurance et se leva, selon sa coutume, pour exposer la situation médiévale aux agents de la Brigade.

— Faites assez vite, Danglard, le pria Adamsberg. Vous n’avez pas besoin de citer les textes.

Recommandation inutile, et la présentation de Danglard occupa quarante minutes, divertissant les agents de la pesante réalité de l’affaire Clermont. Seule Froissy s’éclipsa quelques instants pour aller manger des biscuits et du pâté. Il y eut quelques hochements de tête entendus. On savait qu’elle venait d’ajouter à sa planque une collection de terrines délicates, tels des pâtés de lièvre aux pleurotes qui en tentaient certains. Quand Froissy se rassit à la table, l’éloquence de Danglard retenait la totale attention des membres de la Brigade, et surtout le spectacle formidable de l’Armée d’Hellequin — formidable au sens strict, précisa le commandant, c’est-à-dire susceptible d’inspirer la terreur.

— C’est Lina qui a tué le chasseur ? demanda Lamarre. Elle va exécuter tous ceux qu’elle a reconnus dans sa vision ?

— Elle obéit, en quelque sorte ? ajouta Justin.

— Peut-être, intervint Adamsberg. On dit à Ordebec que toute la famille Vendermot est cinglée. Mais là-bas, tous les habitants subissent l’influence de l’Armée. Elle traîne dans le coin depuis trop longtemps et ce ne sont pas ses premières victimes. Personne ne se sent à son aise avec cette légende, et beaucoup la redoutent réellement. Si une prochaine victime désignée meurt, la ville va entrer en convulsions. Pire encore en ce qui concerne la quatrième victime, parce qu’elle n’a pas de nom.

— Si bien que beaucoup peuvent s’imaginer en quatrième victime, dit Mordent en prenant des notes.

— Ceux qui se sentent coupables de quelque chose ?

— Non, ceux qui le sont réellement, précisa Adamsberg. Des escrocs, des salauds, des tueurs insoupçonnés et impunis, et que le passage d’Hellequin peut terrifier bien plus qu’un contrôle de flics. Parce que, là-bas, on est bien convaincu qu’Hellequin sait, qu’Hellequin voit.

— Tout le contraire de ce qu’on pense des flics, dit Noël.

— Supposons, dit Justin, toujours soucieux de précision, qu’une personne craigne d’être la quatrième victime désignée par cet Hellequin. Le quatrième « saisi », comme vous avez dit. On ne voit pas à quoi cela lui sert de tuer les autres « saisis ».

— Si, précisa Danglard, car une tradition marginale, qui ne fait pas l’unanimité, dit que celui qui exécute les desseins d’Hellequin peut être sauvé de son propre destin.

— En échange de ses bons services, commenta Mordent qui, en collectionneur de contes et légendes, prenait toujours des notes sur cette histoire qu’il ne connaissait pas.

— Un collabo récompensé, en quelque sorte, dit Noël.

— C’est l’idée, oui, confirma Danglard. Mais elle est récente, du début du XIXe siècle. L’autre hypothèse dangereuse est qu’une personne, sans s’imaginer être une « saisie », croie aux accusations d’Hellequin et veuille accomplir sa volonté. Afin de rendre vraye justice.

— Qu’est-ce que pouvait savoir cette Léo ?

— Impossible à deviner. Elle était seule quand elle a trouvé le corps d’Herbier.

— Quel est le plan ? demanda Justin. Comment se divise-t-on ?

— Il n’y a pas de plan. Je n’ai pas eu le temps de faire des plans pour quoi que ce soit depuis un bon moment.

Depuis jamais, corrigea muettement Danglard, dont la répulsion envers l’opération d’Ordebec accroissait l’agressivité.

— Je pars avec Danglard, s’il accepte, et je ferai appel à certains d’entre vous si besoin.

— On reste donc fixés sur Mo.

— C’est cela. Retrouvez-moi ce type. Soyez en contact permanent avec l’ensemble des postes nationaux.

Adamsberg entraîna Danglard avec lui après avoir dissous la réunion.

— Venez voir dans quel état est Léo, lui dit-il. Et vous aurez largement de quoi désirer vous mettre en travers de l’Armée furieuse. Du dément qui exécute les désirs du Seigneur Hellequin.

— Pas raisonnable, dit Danglard en secouant la tête. Il faut quelqu’un pour faire tourner la Brigade ici.

— Qu’est-ce qui vous fait peur, Danglard ?

— Je n’ai pas peur.

— Si.

— D’accord, admit Danglard. Je pense que je vais laisser ma peau à Ordebec. C’est tout. Que ce sera ma dernière affaire.

— Bon sang, Danglard, pourquoi ?

— J’en ai rêvé deux fois. D’un cheval surtout, qui n’a plus que trois jambes.

Danglard eut un frisson, presque une nausée.

— Venez-vous asseoir, dit Adamsberg en le tirant doucement par la manche.

— Il est monté par un homme noir, poursuivit Danglard, il me frappe, je tombe, je suis mort et c’est tout. Je sais, commissaire, nous ne croyons pas aux rêves.

— Alors ?

— Alors c’est moi qui ai tout déclenché en vous racontant l’histoire de l’Armée furieuse. Sinon, vous en seriez resté à votre armée curieuse et tout se serait arrêté là. Mais j’ai ouvert la boîte interdite, par plaisir, par érudition. Et je l’ai défiée. C’est pour cela qu’Hellequin aura ma peau là-bas. Il n’aime pas qu’on blague avec lui.

— J’imagine que non. J’imagine que ce n’est pas un blagueur.

— Ne plaisantez pas, commissaire.

— Vous n’êtes pas sérieux, Danglard. Pas à ce point ? Danglard secoua ses épaules molles.

— Bien sûr que non. Mais je me lève et je m’endors avec cette idée.

— C’est la première fois que vous craignez autre chose que vous-même. Ce qui vous fait à présent deux ennemis. C’est trop, Danglard.