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— Le médecin ne l’a pas bien recousu, dit Martin avec rancœur. Aujourd’hui, quand on retire un sixième doigt, c’est presque invisible. Alors que Merlan — c’était déjà lui à l’époque — est une truffe. Il lui a massacré les mains.

— Ce n’est pas grave, Martin, dit Hippolyte.

— Nous, on va se faire soigner à Lisieux, jamais par Merlan.

— Il y a des gens, continua Martin, qui se font retirer leur sixième doigt, mais qui le regrettent ensuite toute leur vie. Ils racontent qu’ils ont perdu leur identité en abandonnant leur doigt. Hippo dit que ça ne le gêne pas. Il y a une fille, à Marseille, qui a été rechercher ses doigts dans la poubelle de l’hôpital et qui les a toujours gardés dans un pot. Vous imaginez ça ? On pense que c’est ce qu’a fait Maman, mais elle ne veut pas le dire.

— Idiot, dit seulement la mère.

Martin s’essuya les mains dans un torchon et se tourna vers Hippolyte avec le même sourire engageant.

— Raconte la suite, dit-il.

— S’il te plaît, insista Antonin, raconte.

— Ce n’est peut-être pas nécessaire, dit prudemment Lina.

— Grebsmada en av ertê-tuep sap reicérppa. Il est flic tout de même.

— Il dit que vous n’allez peut-être pas apprécier, dit Lina.

— Grebsmada, c’est mon nom ?

— Oui.

— Ça rappelle le serbe. Il me semble que cela sonnait un peu comme ça.

— Hippo avait un chien, dit Antonin. C’était son animal exclusif, ils ne se quittaient jamais, j’en étais jaloux. Il s’appelait Suif.

— Une bête qu’il avait dressée à la perfection.

— Raconte, Hippo.

— Deux mois après qu’il m’a tranché les doigts, mon père m’a assis par terre dans le coin, en punition. C’est le soir où il avait forcé Martin à avaler tout ce qu’il avait fourré dans le pied de table, et j’avais pris sa défense. Je sais, maman, la balle avait encore tourné.

— Oui mon chéri, elle avait tourné.

— Plusieurs tours sur elle-même, maman.

— Hippo était tassé dans le petit coin, continua Lina, il avait la tête collée contre Suif. Puis il a murmuré quelque chose à l’oreille du chien et Suif a bondi comme une furie. Il a pris notre père à la gorge.

— Je voulais qu’il le tue, expliqua tranquillement Hippolyte. Je lui en ai donné l’ordre. Mais Lina m’a fait signe d’arrêter l’assaut, et j’ai dit à Suif de lâcher prise. Alors je lui ai demandé de manger ce qui restait dans le pied de la table.

— Suif n’en a pas été incommodé, précisa Antonin, alors que Martin a eu des coliques pendant quatre jours.

— Après cela, dit Hippolyte plus sombrement, quand notre père est sorti de l’hôpital, la gorge recousue, il a pris son fusil et il a abattu Suif pendant qu’on était à l’école. Il a posé le cadavre devant la porte pour qu’on le voie bien de loin à notre retour. C’est là que le comte est venu me chercher. Il estimait que je n’étais plus en sécurité ici et il m’a gardé pendant quelques semaines au château. Il m’a acheté un chiot. Mais son fils et moi, on ne s’entendait pas.

— Son fils est une truffe, affirma Martin.

— Nu elas titep drannoc, confirma Hippolyte. Adamsberg interrogea Lina des yeux.

— Un sale petit connard, traduisit-elle avec réticence.

— Un drannoc, ça semble bien convenir, estima Danglard d’un air intellectuellement satisfait.

— À cause de ce drannoc, je suis revenu à la maison, et maman m’a caché sous le lit de Lina. Je vivais ici incognito et maman ne savait plus comment se débrouiller. Mais Hellequin a trouvé la solution, il a coupé le père en deux morceaux. Et c’est juste après que Lina l’a vue pour la première fois.

— L’Armée furieuse ? dit Danglard.

— Oui.

— Qu’est-ce que cela donne à l’envers ? Hippolyte secoua la tête fermement.

— Non, on n’a pas le droit de prononcer le nom de l’Armée à l’envers.

— Je comprends, dit Adamsberg. Votre père est mort combien de temps après votre retour du château ?

— Treize jours.

— D’un coup de hache dans la tête.

— Et dans le sternum, précisa gaiement Hippolyte.

— La bête était morte, confirma Martin.

— C’est cette balle, murmura la mère.

— Finalement, résuma Hippolyte, Lina n’aurait jamais dû me faire retenir Suif. Tout aurait été bien arrangé dès ce soir-là.

— Tu ne peux pas lui en vouloir, dit Antonin en haussant ses épaules avec précaution. Lina est trop gentille, c’est tout.

— Nous sommes gentils, affirma Hippolyte en hochant la tête.

En se levant pour les saluer, le châle de Lina glissa à terre et elle poussa un petit cri. D’un geste élégant, Danglard le ramassa et le reposa sur ses épaules.

— Qu’en pensez-vous, commandant ? demanda Adamsberg en marchant lentement sur le chemin qui revenait à l’auberge de Léo.

— Une possible famille de tueurs, dit Danglard posément, bien ramassée sur elle-même, abritée du monde extérieur. Tous déments, enragés, massacrés, surdoués et follement sympathiques.

— Je parle de l’irradiation. Vous avez perçu ? Encore qu’avec ses frères, elle se tienne en retrait.

— J’ai perçu, admit Danglard du bout des lèvres. Le miel sur sa poitrine et tout cela. Mais c’est une sale irradiation. Infra rouge ou ultra violette, ou lumière noire.

— Vous dites cela à cause de Camille. Mais Camille ne veut plus m’embrasser que sur les joues. Avec ce baiser précis et ciblé qui veut signaler qu’on ne couchera plus jamais ensemble. C’est impitoyable, Danglard.

— Modeste châtiment en regard du préjudice.

— Et que voulez-vous que je fasse, commandant ? Que je m’installe des années sous un pommier en attendant Camille ?

— Le pommier n’est pas obligatoire.

— Que je ne remarque pas la fabuleuse poitrine de cette femme ?

— C’est le mot, concéda Danglard.

— Une seconde, dit Adamsberg en s’arrêtant sur le chemin. Message Retancourt. Notre cuirassé en plongée dans les abîmes squaleux.

— Les abysses, corrigea Danglard en se penchant vers l’écran du téléphone. Et « squaleux » n’existe pas. D’ailleurs, un cuirassé ne plonge pas.

Sv 1 rentré très tard soir incendie, non informé. Attitude quasi normale. Confirmerait sa non-implication. Mais était nerveux.

— Nerveus comment ? tapa Adamsberg.

— On met un « x » à « nerveux ».

— Ne m’emmerdez pas, Danglard.

— A viré une femme de chambre.

— Pourquoi ?

— Long à expliquer, sans intérêt.

— Expliquez quand même.

— Sv 1 a donné sucre au labrador quand rentré.

— Qu’est-ce qu’ils ont, les gens, Danglard, à toujours donner du sucre aux chiens ?

— C’est pour être aimés. Continuez.

— Labrador refuse. Fem ch emmène animal pour donner sucre. Refuse bis. Femme chambre critique sucre. Sv 1 la vire soir même. Donc nerveux.

— Parce que la fem pas réussi à faire manger sucre ?

— Sans intérêt. Déjà dit. Coupé.

Zerk venait vers eux à grands pas, les appareils photo en bandoulière.

— Le comte est passé, il veut te voir après le dîner, à 10 heures.