— Parfait. Je vous réglerai cette vétille avant de repartir avec ces messieurs. Et la petite chatte ?
— Bientôt sevrée. Et la prison, docteur ? Je n’ai pas eu le temps de venir vous rendre visite depuis votre incarcération. Je m’en excuse.
— Que voulez-vous que je vous dise, mon ami ? Je suis débordé. Il y a les soins donnés au directeur — une très mauvaise et ancienne dorsalgie —, aux prisonniers — des somatisations dépressives et des traumatismes d’enfance de toute beauté, des cas tout à fait passionnants, je l’avoue —, et les soins aux gardiens, beaucoup d’addictions, beaucoup de violences contenues. Je ne prends pas plus de cinq patients par jour, j’ai été très ferme là-dessus. Je ne fais pas payer, bien entendu, je n’en ai pas le droit. Mais vous voyez ce que c’est, j’ai de grosses compensations. Cellule spéciale, traitement de faveur, repas cuisinés, livres à volonté, je ne peux pas me plaindre. Avec tous les cas que j’ai là-bas, je prépare un livre assez formidable sur le traumatisme carcéral. Parlez-moi de votre malade. Événement ? Diagnostic ?
Adamsberg s’entretint un quart d’heure dans le sous-sol avec le médecin puis monta à l’étage où, devant la chambre de Léo, les attendaient le capitaine Émeri, le Dr Merlan, le comte de Valleray et Lina Vendermot.
Adamsberg leur présenta le Dr Paul Hellebaud, et l’un des gardiens lui ôta les menottes avec un soin respectueux.
— Ce gardien-là, murmura le médecin à l’oreille d’Adamsberg, je l’ai ramené à la vie. Il était devenu impuissant. Le pauvre gars était anéanti. Il m’apporte le café au lit tous les matins. Qui est cette femme pleine comme un œuf et appétissante comme tout ?
— Lina Vendermot. Celle qui a mis le feu aux poudres, celle par qui le premier meurtre est arrivé.
— C’est une tueuse ? demanda-t-il en lui jetant un regard surpris et désapprobateur, semblant oublier qu’il était lui-même un meurtrier.
— On n’en sait rien. Elle a eu une vision funeste, elle l’a racontée, et tout est parti de là.
— Vision de quoi ?
— C’est une vieille légende locale, une Armée furieuse qui passe ici depuis des siècles, à moitié morte, et qui emporte avec elle des vivants fautifs.
— La Mesnie Hellequin ? demanda vivement le médecin.
— Elle-même. Vous la connaissez ?
— Qui n’en a entendu parler, mon ami ? Ainsi, le Seigneur chevauche dans les parages ?
— À trois kilomètres d’ici.
— Merveilleux contexte, apprécia le médecin en se frottant les mains, et ce geste rappela à Adamsberg le soir où il avait choisi pour lui un excellent vin.
— La vieille dame figurait parmi les saisis ?
— Non, on suppose qu’elle savait quelque chose. Quand le médecin s’approcha du lit et regarda Léone, toujours trop blanche et trop froide, il perdit subitement son sourire et Adamsberg chassa de sa nuque la boule d’électricité qui était revenue s’y placer.
— Mal au cou ? lui demanda le médecin à voix basse, sans quitter Léone des yeux, comme s’il inspectait un plan de travail.
— Ce n’est rien. Une simple boule d’électricité qui vient se mettre là de temps à autre.
— Ça n’existe pas, dit le médecin avec dédain. On verra cela plus tard, le cas de votre vieille est autrement tangent.
Il fit reculer les quatre gardiens jusqu’au mur, leur demandant le silence. Merlan aggravait son état de drannoc en affichant une mine suspicieuse et sciemment amusée. Émeri était presque au garde-à-vous comme pour une revue spéciale de l’Empereur, et le comte, auquel on avança une chaise, tenait ses mains pour les empêcher de trembler. Lina était debout derrière lui. Adamsberg comprima dans sa main son téléphone qui vibrait, le téléphone clandestin numéro 2, et jeta un œil sur le message. Ils sont là. Fouillent maison Léo. LVB. Il montra discrètement le message à Danglard.
Qu’ils fouillent, pensa-t-il, en adressant une pensée pleine de gratitude au lieutenant Veyrenc.
Le médecin avait posé ses énormes mains sur le crâne de Léone, qu’il parut écouter longuement, passa au cou et à la poitrine. Il contourna le lit en silence et prit dans ses doigts les pieds maigres, qu’il palpa et manipula, avec des temps d’arrêt, pendant plusieurs minutes. Puis il revint vers Adamsberg.
— Tout est mort, à plat, Adamsberg. Fusibles sautés, circuits déconnectés, fascias médiastinal et encéphalique bloqués, cerveau en sous-oxygénation, décompression respiratoire, système digestif non sollicité. Quel âge a-t-elle ?
Adamsberg entendit la respiration du comte s’accélérer.
— Quatre-vingt-huit ans.
— Bien. Je vais devoir lui faire un premier soin de quarante-cinq minutes environ. Puis un second, plus court, vers 17 heures. C’est possible, René ? demanda-t-il en se tournant vers le gardien-chef.
Le gardien-chef ex-impuissant hocha la tête aussitôt, une réelle vénération dans les yeux.
— Si elle est réceptive au soin, je devrai revenir dans quinze jours pour stabiliser.
— Aucun problème, assura le comte d’une voix tendue.
— Maintenant, si vous voulez bien me laisser, j’aimerais être seul avec la patiente. Le Dr Merlan peut rester s’il le souhaite, à la condition qu’il comprime son ironie, même muette. Ou je serai également contraint de le prier de sortir.
Les quatre gardiens se consultèrent, croisèrent le regard impérieux du comte, l’expression de doute d’Émeri, et finalement, le gardien-chef René donna son assentiment.
— Nous serons derrière la porte, docteur.
— Cela va sans dire, René. De toute façon, si je ne me trompe pas, il y a deux caméras dans la chambre.
— C’est exact, dit Émeri. Mesure de protection.
— Je ne vais donc pas m’envoler. Je n’en ai pas l’intention d’ailleurs, le cas est fascinant. Tout fonctionne et rien ne marche. Un indiscutable effet de la terreur qui, par réflexe inconscient de survie, a tétanisé les fonctions. Elle ne veut pas revivre son agression, elle ne veut pas revenir pour y faire face. Déduisez-en, commissaire, qu’elle connaît son assaillant et que cette connaissance lui est intolérable. Elle est en fuite, très loin, et trop loin.
Deux des gardiens se postèrent devant la porte et deux autres descendirent monter la garde à l’aplomb de la fenêtre. Le comte, claudiquant sur sa canne dans le couloir, attira Adamsberg vers lui.
— Il ne va la soigner qu’avec ses doigts ?
— Oui, Valleray, je vous l’ai dit.
— Mon Dieu.
Le comte consulta sa montre.
— Cela ne fait que sept minutes, Valleray.
— Mais vous ne pourriez pas entrer voir comment cela se passe ?
— Quand le Dr Hellebaud fait un soin difficile, il y met tant d’intensité qu’il en sort généralement trempé de sueur. On ne peut pas le déranger.
— Je comprends. Vous ne me demandez pas si j’ai pu déplacer l’épée ?
— L’épée ?
— Celle que le Ministère appuie sur votre nuque.
— Dites-moi.
— Cela n’a pas été aisé de convaincre les deux fils d’Antoine. Mais c’est passé. Vous avez huit jours de répit supplémentaire pour mettre la main sur ce Mohamed.
— Merci, Valleray.
— Cependant le chef de cabinet du Ministre m’a paru étrange. Quand il a donné son accord, il a ajouté « si on ne le trouve pas aujourd’hui ». Il parlait de ce Mohamed. Un peu comme s’il s’amusait. Ils ont une piste ?
Adamsberg sentit la boule d’électricité lui picoter plus intensément le cou, à lui faire presque mal. Pas de boule, avait déclaré le médecin, ça n’existe pas.
— Je ne suis pas informé, dit-il.