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Adamsberg s’assit en tailleur dans l’herbe à ses côtés. Émeri, les yeux dirigés vers le ciel, se composait le visage d’un combattant ne cillant pas devant l’ennemi.

— Eylau, lui dit Adamsberg, une des victoires de ton aïeul, et l’une de tes préférées. Tu en connais la stratégie par cœur, tu en parles à qui le veut et à qui ne le veut pas. Car c’est bien « Eylau » qu’a dit Léo. Et non pas « Hello » bien sûr. « Eylau, Flem, sucre. » C’est toi qu’elle désignait.

— Tu commets la faute de ta vie, Adamsberg, dit Émeri d’une voix lourde.

— Nous sommes trois à pouvoir témoigner. Tu as tenté de balancer Hippo dans le puits.

— Parce que c’est un assassin, un diable. Je te l’ai toujours dit. Il m’a menacé, je me suis défendu.

— Il ne t’a pas menacé, il t’a dit qu’il te savait coupable.

— Non.

— Si, Émeri. C’est moi qui lui ai dicté son rôle. T’annoncer qu’il avait vu un corps dans le puits, te demander de venir le rejoindre pour constater. Tu étais inquiet. Pourquoi un rendez-vous à la nuit ? Qu’est-ce qu’Hippo racontait avec ce corps dans le puits ? Tu es venu.

— Et alors ? S’il y avait un cadavre, c’était mon devoir de me déplacer. Quelle que soit l’heure.

— Mais il n’y avait pas de cadavre. Il y avait juste Hippo qui t’accusait.

— Pas de preuve, dit Émeri.

— Exactement. Depuis le début, aucune preuve, aucun indice. Ni pour Herbier, ni pour Glayeux, ni pour Léo, Mortembot, Danglard, Valleray. Six victimes, quatre morts et pas une trace. C’est rare, un assassin qui passe ainsi comme un spectre. Ou comme un flic. Car quoi de mieux qu’un flic pour dissoudre toutes les traces ? C’est toi qui te chargeais de la partie technique, c’est toi qui me donnais les résultats.

Bilan : on n’avait rien, pas une empreinte, pas un indice.

— Il n’y a pas d’indice, Adamsberg.

— Je te fais confiance pour avoir tout détruit. Mais il y a le sucre.

Blériot garait la voiture près du pigeonnier, accourait en balançant son gros ventre, tenant une lampe-torche. Il considéra le corps de son capitaine ficelé à terre, jeta un regard affolé et coléreux à Adamsberg, puis se retint. Il ne savait pas s’il fallait intervenir, parler, il ne savait plus où étaient amis et ennemis.

— Brigadier, délivrez-moi de ces abrutis, commanda Émeri. Hippo m’a donné rendez-vous ici au prétexte d’un cadavre dans le puits, il m’a menacé et je me suis défendu.

— En essayant de me foutre dedans, dit Hippo.

— Je n’avais pas d’arme, dit Émeri. J’aurais donné l’alerte ensuite pour te sortir de là. Même si les démons de ton espèce doivent crever de cette manière. Pour qu’ils retournent dans les profondeurs de la terre.

Blériot regardait tour à tour Émeri et Adamsberg, toujours incapable de choisir son camp.

— Brigadier, dit Adamsberg en levant la tête, vous ne sucrez pas votre café. De sorte que vos réserves de sucre, c’était bien pour le capitaine, pas pour vous ?

— J’en ai toujours sur moi, dit Blériot d’une petite voix sèche.

— Pour lui en donner quand il a une crise ? Quand ses jambes se dérobent, quand il se met à suer et trembler ?

— On n’a pas le droit d’en parler.

— Pourquoi est-ce vous qui trimballez les réserves ? Parce que ça déforme ses poches ? Parce qu’il a honte ?

— Les deux, commissaire. On n’a pas le droit d’en parler.

— Ces sucres, ils doivent être enveloppés ?

— Pour l’hygiène, commissaire. Ils peuvent rester des semaines dans mes poches sans qu’il y touche.

— Vos papiers de sucre, Blériot, ce sont les mêmes que ceux que j’ai ramassés sur le chemin de Bonneval, devant le tronc couché. C’est là qu’Émeri a eu une crise. C’est là qu’il s’est assis et qu’il en a mangé six, là qu’il a laissé les papiers, là que Léo les a trouvés. Après le meurtre d’Herbier. Parce que dix jours avant, ils n’y étaient pas. Léo sait tout, Léo associe les détails, les ailes de papillons, Léo sait qu’Émeri doit parfois avaler plusieurs sucres de suite pour se remettre d’aplomb. Qu’est-ce qu’Émeri fabriquait sur le chemin de Bonneval ? C’est la question qu’elle lui a posée. Il est venu y répondre, c’est-à-dire qu’il l’a massacrée.

— Ce n’est pas possible. Le capitaine n’a jamais de sucre sur lui. Il me les demande.

— Mais ce soir-là, Blériot, il allait seul à la chapelle, il en a emporté. Il connaît son problème. Une émotion trop forte, une dépense brutale d’énergie peuvent déclencher une crise d’hypoglycémie. Il n’allait pas risquer de s’évanouir après l’assassinat d’Herbier. Comment déchire-t-il le papier ? Par les côtés ? Par le milieu ? Et ensuite ? Il le met en boule ? Il le froisse ? Il le laisse tel quel ? Il le plie ? On a tous nos manies avec les papiers. Vous, vous en faites une petite bille très serrée que vous glissez dans votre poche avant.

— Pour ne pas salir par terre.

— Et lui ?

— Il l’ouvre par le milieu, il le défait sur les trois quarts.

— Et ensuite ?

— Il le laisse comme ça.

— Exactement, Blériot. Et Léo le savait sûrement. Je ne vais pas vous demander d’arrêter votre capitaine. Moi et Veyrenc l’installerons à l’arrière de la voiture. Vous monterez devant. Tout ce que j’attends de vous, c’est que vous nous conduisiez à la gendarmerie.

LIII

Adamsberg avait ôté les liens et les menottes d’Émeri une fois dans la salle d’interrogatoire. Il avait alerté le commandant Bourlant, à Lisieux. Blériot avait été envoyé à la cave de Léo pour récupérer les papiers de sucre.

— Ce n’est pas prudent de lui laisser les mains libres, observa Retancourt du ton le plus plat possible. Souvenez-vous de la fuite de Mo. Pour un oui pour un non, les prévenus s’en vont.

Adamsberg croisa le regard de Retancourt et y trouva, avec certitude, la marque d’une ironie provocante. Retancourt avait compris la fuite de Mo, comme Danglard, et elle n’avait pas parlé. Pourtant, rien n’avait dû lui déplaire autant que cette méthode aux effets incertains.

— Mais cette fois vous êtes sur les lieux, Retancourt, répondit Adamsberg en souriant. Nous ne risquons donc rien. On attend Bourlant, dit-il en se tournant vers Émeri. Je ne suis pas habilité à t’interroger dans cette gendarmerie où tu es encore officier. Ce poste n’a plus de chef, Bourlant va te déférer à Lisieux.

— Tant mieux, Adamsberg. Bourlant, au moins, respecte les principes basés sur les faits. Toi, tout le monde sait et répète que tu pellettes des nuages et ton avis n’a aucune crédibilité dans les forces de l’ordre, gendarmes ou flics. J’espère que tu le sais ?

— Et c’est pour cela que tu as insisté pour me faire venir à Ordebec ? Ou parce que tu pensais que je serais plus conciliant que ton collègue, qui ne t’aurait pas laissé mettre un doigt dans l’enquête ?