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— C’est une bien grosse hécatombe pour atteindre un seul gars, dit Émeri en lissant sa veste.

— Certes, Émeri. Mais ajoute que cette hécatombe te plaisait au plus haut point. Glayeux et Mortembot t’avaient tous les deux nargué, humilié, et ils t’avaient échappé. Tu les haïssais. Herbier de même, que tu n’as jamais été foutu capable d’arrêter. Tous des hommes mauvais, et toi, tu éliminais les hommes mauvais, Hippo en dernier. Mais par-dessus tout, Émeri, tu crois violemment en l’Armée. Le Seigneur Hellequin, ses servants Hippo et Lina, sa victime Régis, tout cela a du sens pour toi. En détruisant les saisis, tu te conciliais par le même coup les grâces du Seigneur. Ce qui n’est pas rien. Car tu craignais d’être la quatrième victime. Tu n’aimais pas évoquer ce quatrième homme, cet innommé. Je suppose donc qu’il y a longtemps, tu as déjà tué quelqu’un. Comme l’avait fait Glayeux, comme l’avait fait Mortembot. Mais cela, tu l’emportes avec toi.

— Cela suffit, commissaire, intervint Bourlant. Rien de ce qui est dit ici ne peut avoir de valeur.

— Je le sais, commandant, dit Adamsberg en souriant brièvement, poussant Veyrenc et Retancourt dans le sillage du rugueux officier de Lisieux.

— De l’Aigle, murmura Veyrenc, s’abat à terre le fier rejeton, Insensé qui rêva d’atteindre au Panthéon.

Adamsberg jeta un regard à Veyrenc, lui signalant que ce n’était pas le moment, comme il l’avait fait avec Danglard pendant son récit sur Richard Cœur de Lion.

LIV

Lina n’était pas partie au travail, l’ordonnance de la maison Vendermot était bouleversée par l’annonce de l’arrestation du capitaine Émeri, représentant des forces de l’ordre. Un peu comme si l’église d’Ordebec s’était retournée sur son toit. Après lecture du rapport d’Adamsberg — que Veyrenc avait largement rédigé —, le commandant Bourlant s’était décidé à alerter le juge, qui avait ordonné la détention provisoire. Personne à Ordebec n’ignorait que Louis Nicolas Émeri était en cellule à Lisieux.

Mais surtout, le comte avait fait porter une lettre solennelle à la famille Vendermot, les informant de la véritable ascendance d’Hippolyte et de Lina. Il lui avait paru moins dégradant, avait-il expliqué à Adamsberg, que les enfants l’apprennent par lui avant, et non par la rumeur après, qui ferait vite et mal, comme toujours.

À son retour du château, Adamsberg les trouva errants dans leur salle à manger à presque midi, allant et venant sans ordre comme des boules de billard s’entrechoquant sur un tapis irrégulier, discutant debout, tournant autour de la grande table qui n’avait pas été débarrassée.

L’arrivée d’Adamsberg parut passer inaperçue. Martin donnait des petits coups de pilon au fond d’un mortier quasi vide tandis qu’Hippo, d’ordinaire maître de la maison, faisait le tour de la pièce en laissant traîner son index sur le mur, comme pour y dessiner une ligne invisible. Un jeu d’enfant, se dit Adamsberg. Hippo reconstruisait son existence, et il en aurait pour longtemps. Antonin surveillait anxieusement la marche rapide de son frère aîné, se déplaçant sans cesse pour éviter qu’il ne le percute au passage. Lina s’entêtait sur une des chaises, dont elle grattait de petites écailles de peinture avec son ongle, avec une telle intensité qu’on eût pu croire que de ce nouveau travail dépendait toute une vie. La mère seule ne bougeait pas, repliée sur son fauteuil. Toute sa posture, tête baissée, jambes maigres serrées, bras passés autour du corps, proclamait la honte qui l’écrasait et dont elle ne savait comment s’extraire. Tous étaient informés à présent qu’elle avait couché avec le comte, qu’elle avait trompé le père, et tout Ordebec allait commenter le fait à l’infini.

Sans saluer personne, car il ne pensait pas qu’ils étaient capables d’entendre, Adamsberg rejoignit d’abord la mère et déposa son bouquet de fleurs sur ses genoux. Ce qui, sembla-t-il, aggrava son malaise. Elle n’était pas digne qu’on lui offrît des fleurs. Adamsberg insista, prit ses mains l’une après l’autre et les posa sur les tiges. Il se tourna ensuite vers Martin.

— Tu accepterais de nous faire un café ?

Cette intervention, et le passage au tutoiement, parut recentrer l’attention de la famille. Martin posa son mortier et se dirigea vers la cuisinière en grattant ses cheveux. Adamsberg sortit lui-même les bols du buffet et les disposa sur la table sale, regroupant une partie de la vaisselle dans un coin. Un par un, il leur demanda de s’asseoir. Lina fut la dernière à accepter et, une fois en place, elle s’attaqua avec son ongle aux écaillures du pied de la chaise. Adamsberg ne se sentait aucun talent de psychologue et fut pris d’une brève envie de fuir. Il prit la cafetière des mains de Martin et remplit tous les bols, en apporta un à la mère qui refusa, les mains toujours crispées sur son bouquet. Il avait l’impression de n’avoir jamais tant bu de café qu’ici. Hippo repoussa également le bol et décapsula une bière.

— Votre mère avait peur pour vous, entama Adamsberg, et elle avait cent fois raison.

Il vit les regards se baisser. Tous penchaient la tête vers le sol, comme s’ils se recueillaient pour une messe.

— Si aucun de vous n’est foutu capable de prendre sa défense, qui va le faire ?

Martin tendit la main vers son mortier, puis se retint.

— Le comte l’a sauvée de la folie, hasarda Adamsberg. Aucun de vous ne peut se figurer l’enfer de sa vie. Valleray vous a tous protégés, vous lui devez cela. Il a empêché qu’Hippo ne prenne un coup de fusil, comme le chien. Vous lui devez cela aussi. Avec lui, elle vous a tous placés sous abri. Elle ne pouvait pas le faire seule. Elle a fait son travail de mère. C’est tout.

Adamsberg n’était pas certain de ce qu’il avançait, si la mère serait devenue folle ou non, si le père aurait tiré sur Hippolyte, mais l’heure n’était pas à une exposition détaillée.

— C’est le comte qui a tué le père ? demanda Hippo. Rupture du silence par le chef de famille, c’était un bon signe. Adamsberg respira, regrettant de ne pas avoir sous la main une cigarette de Zerk ou de Veyrenc.

— Non. Qui a tué le père, on ne le saura jamais. Herbier peut-être.

— Oui, intervint vivement Lina, c’est possible. Il y avait eu une scène violente la semaine d’avant. Herbier demandait de l’argent à mon père. Ça criait beaucoup.

— Bien sûr, dit Antonin en ouvrant enfin grand les yeux. Herbier devait savoir pour Hippo et Lina, il devait faire chanter Vendermot. Jamais mon père n’aurait supporté que toute la ville le sache.

— Dans ce cas, objecta Hippo, c’est le père qui aurait tué Herbier.

— Oui, dit Lina, et c’est pourquoi c’est sa hache. Le père a bien essayé de tuer Herbier, mais c’est l’autre qui a eu le dessus.

— De toute façon, confirma Martin, si Lina a vu Herbier dans l’Armée furieuse, c’est bien qu’il avait commis un crime. On savait pour Mortembot et Glayeux, on ne savait pas pour Herbier.