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— J’ai une cigarette usagée.

— Ça fera l’affaire.

Adamsberg ouvrit la fenêtre en grand et donna la cigarette et du feu à Léo.

— Merci, dit Léo en soufflant la fumée. Louis m’a répondu qu’il arrivait. Dès qu’il est entré, il s’est jeté sur moi. Je ne sais pas, je ne comprends pas.

— Il est le tueur d’Ordebec, Léo.

— D’Herbier ?

— D’Herbier et d’autres.

Léone tira une longue bouffée sur sa cigarette, qui trembla un peu.

— Louis ? Mon petit Louis ?

— Oui. On a tout le temps d’en parler ce soir, si vous me gardez à dîner. C’est moi qui préparerai le repas.

— Ce serait bien d’avoir de la soupe, avec beaucoup de poivre. Il n’y a pas de poivre ici.

— Je m’en charge. Mais dites-moi : pourquoi l’avez-vous appelé « Eylau » ? Et non pas Louis ?

— C’était son petit nom quand il était mioche, dit Léo avec ce regard changeant qui accompagne les surgissements du passé. C’est venu d’une boutade de son père qui lui avait offert un tambour, mais une boutade sûrement destinée à le former à l’armée. C’est resté jusqu’à ses cinq ans : le petit tambour d’Eylau, le petit Eylau. Je l’ai appelé comme ça ?

À la même heure, l’affaire Clermont-Brasseur explosait dans les médias, provoquant de sérieux remous. On se demandait avec avidité si les frères avaient été protégés après le crime. Mais sans s’étendre sur la question. Sans non plus s’attarder sur l’arrestation du jeune Mohamed. Toute cette agitation ne durerait pas longtemps. D’ici quelques jours, l’affaire serait minimisée puis passée aux oubliettes, tel Hippo ayant manqué tomber dans le puits de l’Oison.

À la fois choqué, désabusé et distrait, Adamsberg écoutait les nouvelles sur le petit poste de radio poussiéreux de Léo. Il avait fait les courses, il avait mouliné une soupe aux légumes, préparé un dîner léger adapté à un retour d’hospitalisation. Bien qu’il pensât que Léo eût préféré un repas autrement solide, voire gras. S’il ne se trompait pas, la soirée se terminerait au calva et au cigare. Adamsberg s’éloigna de la radio et alluma un feu pour son retour. La canicule s’était achevée avec le parcours du tueur, Ordebec éprouvée revenait à ses températures frissonnantes.

LVII

Plus d’un mois plus tard, un mercredi, Danglard réceptionna à la Brigade une caisse solide munie de deux poignées, soigneusement fermée, livrée par porteur spécial. Il la fit passer au détecteur, qui révéla un objet rectangulaire pris entre deux planches et calé dans des pelures de bois. Il la souleva méticuleusement et la déposa en douceur sur le bureau d’Adamsberg. Danglard, lui, n’avait pas oublié. Il regarda avidement l’objet, caressa le dessus rugueux de la caisse, hésita à enlever le couvercle. L’idée qu’une toile de l’école de Clouet gisait à quelques centimètres de lui le plongeait dans un état de grande fébrilité. Il se plaça sur le chemin d’Adamsberg.

— Il y a un colis pour vous dans votre bureau.

— D’accord, Danglard.

— Je crois que c’est le Clouet.

— Le quoi ?

— Le tableau du comte. L’école de Clouet. Le bijou, le joyau, la consolation d’un homme.

— D’accord, Danglard, répéta Adamsberg, qui s’aperçut qu’une sueur particulière humectait le visage soudain rougi du commandant.

Sans nul doute, Danglard l’attendait fiévreusement depuis un bout de temps. Lui ne s’était plus rappelé ce tableau, depuis la scène de la bibliothèque.

— Depuis quand est-il arrivé ?

— Presque deux heures.

— Je rendais visite à Tuilot Julien. Ils passent au concours de mots croisés force 2.

Adamsberg ouvrit la caisse un peu rudement puis commença à dégager la pelure de bois à mains nues, sous le regard angoissé de Danglard.

— Me faites pas de dégâts, nom d’un chien. Vous ne vous rendez pas compte.

C’était bien le tableau promis. Adamsberg le déposa dans les mains instinctivement tendues de Danglard et sourit, par mimétisme, du bonheur vrai qui animait les traits du commandant. Le premier depuis qu’il l’avait embarqué dans ce combat face à l’Armée furieuse.

— Je vous le confie, Danglard.

— Non, cria presque Danglard, affolé.

— Si. Je suis un rustre, un montagnard, un pelleteur de nuages, un ignare même, a dit Émeri. Et c’est vrai. Gardez-le pour moi, il sera bien plus heureux, bien plus couvé avec vous. C’est avec vous qu’il doit être et, regardez-le, il a déjà sauté dans vos bras.

Danglard baissa la tête vers la toile, incapable de répondre, et Adamsberg supposa qu’il était au bord de pleurer. C’était bien là l’émotivité de Danglard, qui relevait vers des magnificences qu’Adamsberg ne connaissait pas, et pouvait aussi le pousser jusqu’à l’indignité de la gare de Cérenay.

Outre le tableau — et Adamsberg avait conscience qu’il s’agissait d’un présent inestimable — le comte de Valleray l’invitait à son mariage avec Mlle Léone Marie Pommereau, cinq semaines plus tard, en l’église d’Ordebec. Sur l’emploi du temps mural, Adamsberg entoura la date du mariage d’un épais rond de feutre bleu, adressant un baiser à sa vieille Léo. Il ne manquerait pas d’avertir le médecin de la « maison de Fleury », mais il n’était pas envisageable, même avec la puissance du comte de Valleray, qu’on lui permette d’assister à la fête de sa ressuscitée. Cette puissance totale, on ne la trouvait que dans des forteresses à la Clermont, où le trou de rat qu’il y avait pratiqué se rebouchait un peu chaque jour, irréversiblement, avec l’aide de milliers de mains dévotes qui effaçaient les infamies, les complicités et les traînées de poudre.

Il se passa encore trois semaines et cinq jours avant qu’Hellebaud, le pigeon, ne réapparaisse un matin sur l’appui de la fenêtre de la cuisine. Un chaleureux bonjour, une visite très agitée. L’oiseau picora les mains de Zerk et d’Adamsberg, fit plusieurs fois le tour de la table, raconta sa vie au long de multiples gloussements. Une heure plus tard, il décollait à nouveau, suivi par les deux regards songeurs et vides d’Adamsberg et de son fils.

FIN

Note

L’histoire de la rencontre de Gauchelin, curé de Bonneval, et de l’Armée furieuse, contée par l’historien Ordéric Vital au XIIe siècle, est assez connue pour qu’on y trouve quantité de références sur Internet. Les textes anciens cités dans ce roman sont tirés de : Lecouteux Claude, Fantômes et revenants au Moyen Âge, Paris, éd. Image, 1986.