Par l’ouverture d’un manteau léger de laine perfrisée, on entrevoyait sa robe vert tilleul de coupe très simple. Ses jambes s’inséraient étroitement dans une paire de nylon fin et des souliers grébichus de cuir fauve gainaient ses pieds délicats. Sa valise la suivait à quelques pas, portée par son petit frère ; il était venu l’aider bénévolement, et Rochelle, pour le récompenser, lui confiait ce travail de précision.
Le métro béait non loin de là, attirant dans sa gueule noire des groupes d’imprudents. Par intervalles, le mouvement inverse se produisait et, péniblement, il vomissait un paquet d’individus pâlis et amoindris, portant à leurs vêtements l’odeur des entrailles du monstre, qui puent fort.
Rochelle tournait la tête de droite et de gauche, cherchant des yeux un taxi, car l’idée du métro l’épouvantait. Avec un bruit de succion, ce dernier absorba sous ses yeux cinq personnes dont trois de la campagne, car elles portaient des paniers d’oies, et elle dut fermer ses paupières pour se ressaisir. Il n’y avait pas un seul taxi en vue. Le flot de voitures et d’autobus qui dévalaient la rue en pente lui donnait un vertige défilant. Son petit frère la rejoignit au moment où, brisée, elle allait se laisser happer à son tour par l’escalier insidieux et réussit à la retenir en empoignant le bas de sa robe. Son geste eut pour effet de dévoiler les cuisses ravissantes de Rochelle et des hommes tombèrent évanouis ; elle remonta la marche fatale et embrassa son petit frère pour le remercier. Heureusement pour elle, le corps d’une des personnes qui venaient de se trouver mal s’abattit devant les roues d’un taxi libre dont les pneus pâlirent et qui s’arrêta.
Rochelle courut, donna l’adresse au chauffeur, saisit la valise que lui lançait son petit frère. Il la regardait s’en aller, et, de la main droite, elle lui envoya des baisers, par la vitre de derrière devant laquelle pendait un chien de peluche macabre.
Le ticket de location pris par Angel la veille portait des numéros caractéristiques, et l’ensemble des indications que lui fournirent successivement cinq employés concordait avec l’idée générale qu’elle tira de l’examen des pancartes. Aussi, c’est sans mal qu’elle trouva son compartiment. Anne venait d’arriver et posait sa valise dans le filet ; son visage était en sueur ; sa veste gisait déjà au-dessus de sa place et Rochelle admira ses biceps à travers la popeline rayée de sa chemise de laine. Il lui dit bonjour en lui embrassant la main et ses yeux brillaient de contentement.
— C’est merveilleux ! Vous êtes à l’heure !
— Je suis toujours à l’heure, dit Rochelle.
— Pourtant, vous n’avez pas l’habitude de travailler.
— Oh ! dit Rochelle. J’espère que je ne la prendrai pas trop vite.
Il l’aida à loger ses affaires, car elle tenait toujours sa valise.
— Excusez-moi. Je vous regardais…
Rochelle sourit. Elle aimait bien cette excuse.
— Anne…
— Quoi ?
— C’est long, ce voyage ?
— C’est très long. Il faut prendre le bateau ensuite, et de nouveau un train, et puis une voiture, à travers le désert.
— C’est merveilleux, dit Rochelle.
— C’est très merveilleux.
Ils s’assirent côte à côte sur la banquette.
— Angel est là… dit Anne.
— Ah !..
— Il est reparti chercher des choses à lire et à manger.
— Comment est-ce qu’il peut penser à manger alors que nous sommes là tous les deux… murmura Rochelle.
– Ça ne lui fait pas le même effet.
— Je l’aime bien, dit Rochelle, mais il n’est pas poétique du tout.
— Il est un peu amoureux de vous.
— Il ne devrait pas penser aux choses à manger, alors.
— Je ne crois pas qu’il y pense pour lui, dit Anne. Peut-être que si, mais je ne crois pas.
— Je ne peux pas penser à rien d’autre qu’à ce voyage… avec vous…
— Rochelle… dit Anne.
Il parlait tout bas.
— Anne…
— Je voudrais vous embrasser.
Rochelle ne dit rien, mais elle s’écarta un peu.
— Vous gâchez tout, dit-elle. Vous êtes comme tous les hommes.
— Vous aimeriez mieux que je vous dise que vous ne me faites aucun effet.
— Vous n’êtes pas poétique.
Son ton était désabusé.
— On ne peut pas être poétique avec une fille jolie comme vous, dit Anne.
— Alors vous auriez envie d’embrasser n’importe quelle idiote. C’est bien ce que je pensais.
— Ne soyez pas comme ça, Rochelle.
— Comme quoi ?
— Comme ça… vilaine.
Elle se rapprocha légèrement, mais elle restait boudeuse.
— Je ne suis pas vilaine.
— Vous êtes adorable.
Rochelle avait très envie qu’Anne l’embrasse mais il fallait un peu le dresser. Il ne faut pas les laisser faire.
Anne ne la touchait pas, il ne voulait pas la brusquer. Pas tout en même temps. Et puis, elle était très sensible. Très douce. Si jeune. Attendrissante. Pas l’embrasser sur la bouche. Vulgaire. Caresses, les tempes, peut-être les yeux. Près de l’oreille. D’abord passer le bras autour de la taille.
— Je ne suis pas adorable.
Elle fit mine d’écarter le bras qu’Anne venait de passer autour de sa taille. Il résista très peu. Si elle avait voulu, il l’aurait enlevé.
— Je vous ennuie ?…
Elle n’avait pas voulu.
— Vous ne m’ennuyez pas. Vous êtes comme tous les autres.
— C’est pas vrai.
— On sait tellement bien ce que vous allez faire.
— Non, dit Anne, je ne vais pas vous embrasser si vous ne voulez pas.
Rochelle ne répondit pas et baissa les yeux. Les lèvres d’Anne étaient tout près de ses cheveux. Il lui parlait à l’oreille. Elle sentait son souffle, léger et contenu ; elle s’écarta de nouveau.
Anne n’aimait pas ça. La dernière fois, dans l’auto qu’est-ce qu’il lui filait comme patin… Et elle se laissait faire. Mais là, tout de suite, ça pimbêche. On ne peut pas écraser un type toutes les fois qu’on a envie d’embrasser une fille. Pour la mettre en état de réceptivité, il se rapprocha délibérément, lui saisit la tête et posa ses lèvres sur la joue rosée de Rochelle. Sans appuyer. Elle résistait un peu. Pas longtemps.
— Non… murmura-t-elle.
— Je ne voulais pas vous ennuyer, dit Anne dans un souffle.
Elle tourna un peu sa figure et lui laissa sa bouche. Elle le mordit pour jouer. Un si grand garçon. Il faut aussi leur apprendre. Elle entendit du bruit du côté de la porte, et, sans changer de position, regarda ce que c’était. Il y avait le dos d’Angel qui s’en allait dans le couloir du wagon.
Rochelle caressait les cheveux d’Anne.
IV
… Je ne mettrai plus de petits machins comme ça que de place en place, parce que cela devient emmerdant.
Filait sur la route le Pr Mangemanche, dans un véhicule personnel, car il se rendait en Exopotamie par ses propres moyens. Le produit de ces moyens, voisin de l’extrême, défiait toute description, mais l’une d’entre elles releva le gant, et le résultat suit :