Выбрать главу

— Il va dormir et se calmer, demanda l’abbé.

— Il aura l’éternité pour ça ! dit Mangemanche. C’était du cyanure des Karpathes.

— La variété active ? dit l’archéologue.

— Oui, répondit le professeur.

Angel regardait sans comprendre.

— Quoi ?… murmura-t-il. Il est mort.

Athanagore l’entraîna vers la porte. L’abbé Petitjean suivait. Le Pr Mangemanche ôtait sa blouse. Il se pencha sur l’interne et lui mit le doigt dans l’œil. Le corps resta immobile.

— Personne n’y pouvait rien, dit le professeur. Regardez.

Angel se retourna. Le biceps de l’interne, du côté du moignon, venait de se craqueler et de s’entrouvrir. La chair, autour de la déchirure, se soulevait en bourrelets verdâtres, et des millions de petites bulles montaient en tourbillonnant des profondeurs obscures de la plaie béante.

— Au revoir, les enfants, dit Mangemanche. Je regrette tout ça. Je ne pensais pas que cela tournerait de cette façon. En fait, si Dudu avait réellement disparu, comme on pensait qu’il le ferait, rien ne se serait passé ainsi et l’interne et Barrizone seraient encore vivants. Mais on ne peut pas remonter le courant. Trop de pente, et puis…

Il regarda l’heure.

— Et puis, on est trop vieux.

— Au revoir, docteur, dit Athanagore.

Le Pr Mangemanche avait un sourire triste.

— Au revoir, dit Angel.

— Ne vous en faites pas, dit l’abbé. Les inspecteurs sont des gourdes en général. Voulez-vous une place d’ermite ?

— Non, dit Mangemanche. Je suis fatigué. C’est bien comme ça. Au revoir, Angel. Ne faites pas l’andouille. Je vous laisserai mes chemises jaunes.

— Je les porterai, dit Angel.

Ils revinrent sur leurs pas et serrèrent la main du Pr Mangemanche. Puis, l’abbé Petitjean le premier, ils descendirent l’escalier bruyant. Angel venait le troisième. Il se retourna une dernière fois. Le Pr Mangemanche lui fit un signe d’adieu. Les coins de sa bouche trahissaient son émotion.

XI

Athanagore était au milieu. À sa gauche marchait Angel qu’il tenait par l’épaule, et l’abbé lui avait pris le bras droit. Ils allaient vers le campement d’Athanagore, pour chercher Cuivre et l’emmener voir Claude Léon.

Ils se turent d’abord, mais l’abbé Petitjean ne pouvait pas supporter ça très longtemps.

— Je me demande pourquoi le Pr Mangemanche a refusé une place d’ermite, dit-il.

— Il en avait assez, je pense, dit Athanagore. Soigner des gens toute sa vie pour arriver à ce résultat…

— Mais tous les docteurs en sont là… dit l’abbé.

— On ne les arrête pas tous, dit Athanagore. Ils camouflent, en général. Le Pr Mangemanche n’a jamais voulu avoir recours au truquage.

— Mais comment camouflent-ils ? demanda l’abbé.

— Ils passent leurs malades à d’autres confrères plus jeunes, au moment où ils vont mourir, et ainsi de suite.

— Il y a là quelque chose qui m’échappe. Si le malade meurt à ce moment, il y a toujours un médecin qui trinque ?

— Souvent, dans ce cas-là, le malade guérit.

— Dans quel cas ? dit l’abbé. Excusez-moi, mais je ne vous suis pas bien.

— Quand un vieux médecin le passe à un confrère plus jeune, dit Athanagore.

— Mais le Dr Mangemanche n’était pas un vieux médecin… dit Angel.

— Quarante, quarante-cinq… estima l’abbé.

— Oui, dit Athanagore. Il n’a pas eu de chance.

— Oh, dit l’abbé, tout le monde tue des gens, tous les jours. Je ne comprends pas pourquoi il a refusé une place d’ermite. La religion a été inventée pour placer les criminels. Alors ?

— Vous avez eu raison de le lui proposer, dit l’archéologue, mais il est trop honnête pour accepter.

— Il est noix, dit l’abbé. Personne ne le lui demande d’être honnête. Qu’est-ce qu’il va faire, maintenant ?

— Je ne pourrais pas dire… murmura Athanagore.

— Il va s’en aller, dit Angel. Il ne veut pas se faire arrêter. Il s’en ira exprès dans un sale endroit.

— Parlons d’autre chose, proposa l’archéologue.

— C’est une bonne idée, dit l’abbé Petitjean. Angel ne dit rien. Tous trois continuèrent à marcher en silence. De temps à autre, ils écrasaient des escargots, et le sable jaune volait en l’air. Leurs ombres progressaient avec eux, verticales et minuscules. Ils pouvaient les percevoir en écartant les jambes, mais par un hasard curieux, celle de l’abbé était à la place de l’ombre de l’archéologue.

XII

Louise :

— Oui.

(François de Curel, Le Repas du Lion. G. Crés édit., Acte 4, sc. 2, p. 175.)

Le Pr Mangemanche jeta un regard rectiligne autour de lui. Tout semblait en ordre. Le corps de l’interne, sur la table d’opérations, continuait à éclater par places et à bouillonner et c’était la seule chose à arranger. Il y avait dans un coin un grand bac doublé de plomb et Mangemanche roula la table jusque-là, puis il coupa les courroies à coups de bistouri et bascula le corps dans le réservoir. Il revint à l’étagère garnie de bonbonnes et de flacons, en choisit deux, et répandit leur contenu sur la charogne. Puis il ouvrit la fenêtre et s’en alla.

Dans sa chambre, il changea de chemise, se peigna devant la glace, vérifia la position de sa barbiche et brossa ses souliers. Il ouvrit son armoire, repéra la pile des chemises jaunes, la prit avec soin et la porta jusqu’à la chambre d’Angel. Puis sans revenir sur ses pas, sans se retourner, sans émotion, en somme, il descendit l’escalier. Il sortit par la porte de derrière. Sa voiture était là.

Anne travaillait dans sa chambre et le directeur Dudu dictait du courrier à Rochelle. Ils sursautèrent tous trois au bruit du moteur et se penchèrent aux fenêtres. C’était de l’autre côté. Ils descendirent à leur tour, intrigués. Anne remonta presque aussitôt car il avait peur qu’Amadis ne lui fît le reproche d’abandonner son travail aux heures de travail. Le Pr Mangemanche exécuta une volte avant de partir pour de bon, mais le vacarme des engrenages l’empêcha d’entendre ce que lui criait Amadis. Il se borna à agiter la main et, à la vitesse maximum, il absorba la première dune. Les roues agiles dansaient sur le sable et des jets de pulvérin filaient de toutes parts ; à contre-jour, ils formaient des arcs-en-terre du plus gracieux effet. Le Pr Mangemanche goûta cette polychromie.

En haut de la dune, il évita de justesse un cycliste suant, vêtu d’une saharienne de toile cachou du modèle réglementaire et de forts souliers à clous dont les tiges laissaient émerger deux rebords de chaussettes de laine grise. Une casquette complétait la tenue du vélocipédiste. C’était l’inspecteur chargé d’arrêter Mangemanche.

Ils se croisèrent, et Mangemanche salua le cycliste au passage, d’un geste amical. Puis il dévala la pente.

Il regardait ce paysage si propice à l’essai des modèles réduits et il crut sentir dans ses mains la vibration forcenée du Ping 903 au moment où il s’arrachait à son étreinte pour le seul vol réussi de sa carrière.

Le Ping était détruit, Barrizone et l’interne en train de se décomposer, et lui, Mangemanche, filait devant l’inspecteur qui venait l’arrêter, parce que son petit carnet portait un nom de trop dans la colonne de droite, ou un nom de pas assez dans la colonne de gauche.

Il tâchait d’éviter les touffes d’herbes luisantes pour ne pas ravager l’harmonie du désert aux courbes si pures — sans ombres, à cause de ce soleil perpétuellement à la verticale, et tiède seulement, pourtant, tiède et mou. Même à cette allure, il n’y avait presque pas de vent, et, sans le bruit du moteur, il roulerait dans le plus complet silence. Montée, descente. Il lui plut d’attaquer les dunes en oblique. La zone noire se rapprochait capricieusement, tantôt par à-coups brusques, tantôt avec une lenteur imperceptible, selon la direction que le professeur imprimait à son engin mobile. Il ferma les yeux un temps. Il y était presque. Et au dernier moment, il fit pivoter le volant d’un quart de tour, et s’éloigna selon une large courbe dont la sinuosité épousait très exactement l’arête de sa réflexion.