— Vous ne pouvez pas vous rendre compte, dit Anne. Rappelez-vous que vous êtes normalement, c’est-à-dire ordinairement anormal. Cela doit vous soulager. Mais nous sommes à peu près normaux, alors, de temps en temps il nous faut des crises.
— Qu’entendez-vous par crises ? Ce que vous êtes en train de faire ?
— Je vous explique. À mon avis…
Il s’arrêta.
— Je ne peux vous donner que mon avis. Je pense que les autres… ceux qui sont normaux, vous donneraient le même. Mais peut-être pas.
Amadis Dudu approuva et parut donner des signes d’impatience. Anne s’adossa au mur de l’hôtel, qui tremblait toujours sous les chocs brutaux des masses de fer. Il regardait par-dessus la tête d’Amadis et ne se pressait pas de parler.
— En un sens, dit-il, vous avez certainement une existence horriblement monotone et ordinaire.
— Comment ça ?
Amadis ricana encore.
— Je pense plutôt que c’est une preuve d’originalité que d’être pédéraste.
— Non, dit Anne. C’est idiot. Ça vous limite énormément. Vous n’êtes plus que ça. Un homme normal ou une femme normale peut faire tellement plus de choses et revêtir un nombre tellement plus grand de personnalités. Peut-être est-ce en cela que vous êtes plus étroit…
— Un pédéraste a l’esprit étroit, selon vous ?
— Oui, dit Anne. Un pédéraste ou une gouine, ou tous ces gens-là ont un esprit horriblement étroit. Je ne pense pas que ce soit leur faute. Mais, en général, ils s’en glorifient. Alors que c’est une faiblesse sans importance.
— C’est sans nul doute une faiblesse sociale, dit Amadis. Nous sommes toujours brimés par les gens qui mènent une vie normale : je veux dire ceux qui couchent avec les femmes ou qui ont des enfants.
— Vous dites des idioties, dit Anne. Je ne pensais pas du tout au mépris des gens pour les pédérastes ni à leurs rires. Les gens normaux ne se sentent pas tellement supérieurs ; ce n’est pas ça qui vous brime ; ce sont les cadres de la vie, et les individus dont l’existence se réduit à ces cadres, qui vous accablent ; mais cela ne compte pas. Ce n’est pas parce que vous vous réunissez entre vous, avec des manies, des affectations, des conventions et tout cela que je vous plains. C’est vraiment parce que vous êtes si limités. À cause d’une légère anomalie glandulaire ou mentale, vous recevez une étiquette. C’est déjà triste. Mais, ensuite, vous vous efforcez de correspondre à ce qu’il y a sur l’étiquette. De lui faire dire la vérité. Les gens se moquent de vous à la façon du gosse qui se moque d’un infirme, sans penser. S’ils pensaient, ils vous plaindraient ; mais c’est une infirmité qui fait moins sérieux qu’aveugle. D’ailleurs les aveugles sont les seuls infirmes dont on puisse se moquer puisqu’ils ne le voient pas, et c’est pour cela que personne ne s’en moque.
— Pourquoi, alors, me traitez-vous de pédéraste en vous moquant de moi ?
— Parce qu’en ce moment, je me laisse aller, parce que vous êtes mon directeur, que vous avez sur le travail des idées que je ne peux plus piffer et que j’utilise tous les moyens, même injustes.
— Mais vous avez toujours travaillé très régulièrement, dit Amadis. Et, tout à coup, paf !.. Vous vous mettez à déconner sans arrêt.
— C’est ça que j’appelle être normal, dit Anne. Pouvoir réagir, même si ça vient après un temps d’abrutissement ou de fatigue.
— Vous vous prétendez normal, insista Amadis, et vous couchez avec ma secrétaire jusqu’à être vaincu par cet abrutissement idiot.
— Je suis presque au bout, dit Anne. Je crois que ce sera bientôt fini avec elle. J’ai envie d’aller voir cette négresse…
Amadis eut un frisson de dégoût.
— Faites ce que vous voudrez en dehors des heures de travail, dit-il. Mais, d’abord, ne m’en parlez pas. Et ensuite, allez vous remettre au boulot.
— Non, dit Anne, posément.
Amadis se renfrogna et sa main passa nerveusement dans ses cheveux filasse.
— C’est formidable, dit Anne, quand on se met à penser à tous ces types qui travaillent pour rien. Qui restent huit heures par jour dans leur bureau. Qui peuvent y rester huit heures par jour.
— Mais vous avez été comme ça, jusqu’ici, dit Amadis.
— Vous m’assommez, avec ce qui a été. Est-ce qu’on n’a plus le droit de comprendre, même après avoir été cul pendant un bout de temps ?
— Ne dites pas ces mots-là, observa Amadis. Même si vous ne me visez pas personnellement, ce dont je doute, ça me fait un effet désagréable.
— Je vous vise en tant que directeur, dit Anne. Tant pis si les moyens que j’emploie atteignent en vous une autre cible. Mais vous voyez à quel point vous êtes limité, à quel point vous voulez coller à votre étiquette. Vous êtes aussi limité qu’un bonhomme inscrit à un parti politique.
— Vous êtes un sale type, dit Amadis. Et vous me déplaisez physiquement. Et un feignant.
— Il y en a plein les bureaux, dit Anne. Il y en a des masses. Ils s’emmerdent le matin. Ils s’emmerdent le soir. À midi, ils vont bouffer des choses qui n’ont plus figure humaine, dans des gamelles en alpax et ils digèrent l’après-midi en perçant des trous dans des feuilles, en écrivant des lettres personnelles, en téléphonant à leurs copains. De temps en temps, il y a un autre type, un qui est utile. Un qui produit des choses. Il écrit une lettre et la lettre arrive dans un bureau. C’est pour une affaire. Il suffirait de dire oui, chaque fois, ou non, et ça serait fini, et l’affaire réglée. Mais ça ne se peut pas.
— Vous avez de l’imagination, dit Amadis. Et une âme poétique, épique et tout. Pour la dernière fois, allez à votre travail.
– À peu près pour chaque homme vivant, il y a comme ça un homme de bureau, un homme parasite. C’est la justification de l’homme parasite, cette lettre qui réglerait l’affaire de l’homme vivant. Alors, il le fait traîner pour prolonger son existence. L’homme vivant ne le sait pas.
— Assez, dit Amadis. Je vous jure que c’est idiot. Je vous garantis qu’il y a des gens qui répondent tout de suite aux lettres. Et qu’on peut travailler comme ça. Et être utile.
— Si chaque homme vivant, poursuivit Anne, se levait et cherchait, dans les bureaux, qui est son parasite personnel, et s’il le tuait…
— Vous me navrez, dit Amadis. Je devrais vous vider, et vous remplacer, mais, sincèrement, je pense que c’est le soleil et votre manie de coucher avec une femme.
— Alors, dit Anne, tous les bureaux seraient des cercueils, et, dans chaque petit cube de peinture verte ou jaune et de linoléum rayé, il y aurait un squelette de parasite, et on remiserait les gamelles en alpax. Au revoir. Je vais voir l’ermite.
Amadis Dudu resta muet. Il vit Anne s’éloigner à pas larges et vigoureux, et monter la dune sans effort, détendant ses muscles bien réglés. Il construisit une ligne capricieuse d’empreintes alternées qui s’arrêta tout en haut du sable arrondi, et son corps continua seul, puis disparut.
Le directeur Dudu se retourna et rentra dans l’hôtel. Le bruit des marteaux venait de cesser. Carlo et Marin commençaient à déblayer le tas de matériaux accumulé devant eux. Au premier étage, on entendait le cliquetis de la machine et le timbre grêle de la sonnerie à la fin des lignes, couvert par le raclement métallique des pelles. Des champignons bleu-vert poussaient déjà sur les gravats.
PASSAGE
Le Pr Mangemanche est certainement mort à l’heure qu’il est et cela fait déjà un joli tableau de chasse. L’inspecteur, parti à sa recherche, a dû résister plus longtemps, car il était plus jeune et échauffé par sa rencontre avec Olive. Malgré tout, on ne peut pas savoir ce qui leur est arrivé derrière la zone noire. Il y a place pour l’incertitude, comme disent les marchands de perroquets qui parlent. Une chose assez curieuse, on n’a pas encore assisté à la fornication de l’ermite et de la négresse : étant donné l’importance initiale relativement considérable du personnage de Claude Léon, cela paraît un retard inexplicable. Il serait bon qu’ils le fissent enfin devant des spectateurs impartiaux, car les conséquences de tel acte répété doivent avoir sur le physique de l’ermite des répercussions telles qu’on pourra prédire avec vraisemblance s’il tiendra le coup ou s’il mourra d’épuisement. Sans préjuger de la suite des événements, on devrait enfin être en mesure de déterminer avec précision ce que va faire Angel. Il est permis de penser que les opinions et les actes d’Anne, son camarade (qui a un nom de chien, mais ce dernier facteur n’intervient pas de façon stricte), ont une influence assez forte sur Angel, à qui il ne manque que de s’éveiller de façon régulière au lieu de le faire par intervalles, et rarement quand il faudrait ; presque toujours, heureusement, en présence d’un témoin. La fin des autres personnages est, en vérité, moins prévisible : soit que l’enregistrement irrégulier de leurs actes aboutisse à une indétermination à plusieurs degrés de liberté, soit qu’ils n’aient pas d’existence réelle, malgré des efforts dans ce sens. Il est à présumer que leur peu d’utilité risque d’aboutir à leur suppression. On a certainement noté la faible présence du personnage principal, qui est évidemment Rochelle, et celle du Deus ex machina, qui est soit le receveur, soit le conducteur du 975, soit encore le chauffeur du taxi jaune et noir (dont la couleur permet de reconnaître qu’il s’agit d’un véhicule condamné). Ces éléments ne sont d’ailleurs que les adjuvants de la réaction — ils n’interviennent pas dans le processus de celle-ci, non plus que dans l’équilibre finalement atteint.