Voilà. Cela me décrit parfaitement, pensa George. Une stupide poule blanche aux œufs d’or. Il avait manqué une partie de ce que disait Miss Lelache.
— Excusez-moi, j’ai perdu le fil de la conversation. J’ai l’esprit un peu embrouillé en ce moment.
— Vous allez bien ?
— Oui, ça va. Un peu fatigué seulement.
— Vous avez fait un rêve assez éprouvant sur le Fléau, pas vrai ? Vous aviez une mine affreuse quand vous êtes parti. Est-ce que les séances vous font toujours cet effet ?
— Non. Pas toujours. Cette fois, c’était un cauchemar. Je pense que vous vous en êtes rendu compte. Vous parliez d’un rendez-vous ?
— Oui. Je disais : lundi à midi. Vous travaillez dans le centre-ville, n’est-ce pas, chez Bradford ?
À son propre étonnement, il réalisa que c’était vrai. Les grands projets de Bonneville-Umatilla n’existaient pas, pour amener l’eau jusqu’aux énormes cité de John Day et de French Glen dans l’Oregon, sauf Portland. Il n’était pas dessinateur pour le district pour une compagnie privée du centre-ville, il travaillait au bureau de Stark Street, bien sûr !
— Oui, répondit-il. Je suis libre d’une heure à deux heures. Nous pourrions nous retrouver chez Dave’s, dans Ankeny Street.
— Parfait. Chez Dave’s. On se retrouve lundi.
— Attendez. Écoutez, pourriez-vous… cela vous embêterait-il de me raconter ce qu’a dit le docteur Haber ; je veux dire, ce qu’il m’a suggéré de rêver quand j’étais sous hypnose ? Vous l’avez entendu, n’est-ce pas ?
— Oui, mais je ne peux pas vous le répéter, ce serait une intervention dans le traitement. S’il avait voulu que vous le sachiez, il vous l’aurait dit. Ce serait malhonnête, et je ne le peux pas.
— Oui, je crois que vous avez raison.
— Oui. Je suis désolée. Alors à lundi ?
— Au revoir, dit-il, se sentant soudain écrasé par un pressentiment, et il reposa le combiné du téléphone sans même l’entendre lui dire au revoir.
Elle ne pouvait pas l’aider. Elle était forte et courageuse, mais pas assez forte, malgré tout. Peut-être avait-elle vu ou senti le changement, mais elle l’avait rejeté, l’avait refusé. Pourquoi pas ? Cette double mémoire était un lourd fardeau à porter, et elle n’avait aucune raison de s’en charger, aucun motif de croire, même pendant un instant, un psychopathe radoteur qui clamait que ses rêves se réalisaient.
Demain, ce serait samedi. Une longue séance avec Haber, de quatre heures jusqu’à six heures, ou même plus longtemps. Pas moyen d’y échapper.
C’était l’heure de manger, mais Orr n’avait pas faim. Il n’avait pas allumé la lampe dans sa grande chambre, ni dans le salon qu’il n’avait pas encore meublé depuis trois ans qu’il habitait ici. Il s’y rendit. Les fenêtres donnaient sur les lampadaires et la rivière, l’air sentait la poussière et le printemps. Il y avait une cheminée avec un encadrement de bois, un vieux piano droit auquel manquaient huit touches, un tas de navettes à tisser près de l’âtre, et une petite table japonaise en bambou, toute décrépite. Les ténèbres se posaient doucement sur le parquet de pin nu, terne et sale.
George Orr s’allongea dans cette semi-obscurité, de tout son long, le visage posé sur le sol, l’odeur du plancher de bois poussiéreux dans les narines, sentant la rudesse du parquet qui supportait son corps. Il resta immobile, sans dormir ; ailleurs que dans le sommeil, beaucoup plus loin, en un endroit où il n’y a pas de rêves. Ce n’était pas la première fois qu’il s’y rendait.
Quand il se releva, ce fut pour prendre une tablette de chlorpromasine et aller se coucher. Haber lui avait conseillé des phénothiasines, cette semaine ; cela semblait marcher, le laissant entrer à volonté dans l’état D, mais affaiblissant l’intensité de ses rêves afin qu’ils ne s’élèvent jamais à un niveau effectif. C’était bien, mais Haber disait que l’effet irait en diminuant, tout comme pour les autres drogues, jusqu’à disparaître complètement. Rien n’empêchera un homme de rêver, avait-il dit, sauf la mort.
Cette nuit-là, au moins, il dormit profondément, et ses rêves furent légers, inconsistants. Samedi, il se réveilla peu avant midi. Il se dirigea vers son réfrigérateur, l’ouvrit et resta un moment à le contempler. Il y avait plus de nourriture à l’intérieur qu’il n’en avait jamais vu dans un réfrigérateur durant toute sa vie. Son autre vie. Celle vécue parmi sept milliards d’autres personnes, où la nourriture n’était jamais suffisante. Où un œuf était le régal du mois.
— Jour de ponte ! disait sa femme, quand elle achevait leur ration d’œufs… Curieux : dans cette vie Donna et lui n’avaient pas eu de mariage à l’essai. D’ailleurs, cela n’existait pas, légalement parlant, dans les années qui suivaient celles du Fléau. Il n’y avait que des mariages réguliers. Dans l’Utah, comme le taux de mortalité dépassait encore le taux de natalité ils essayaient même de rétablir la polygamie, pour des raisons religieuses et patriotiques. Donna et lui n’avaient essayé aucune forme de mariage, cette fois-ci ; ils avaient simplement vécu ensemble. Mais cela n’avait quand même pas duré. Son attention revint à la nourriture amassée dans le réfrigérateur.
Il n’était pas l’homme maigre et osseux qu’il avait été dans le monde aux sept milliards d’habitants ; en vérité, il était plutôt bien bâti. Mais il mangea comme un affamé, et fit un énorme repas – des œufs durs, des tartines beurrées, des anchois, du céleri, du fromage des noix, un morceau de filet arrosé de mayonnaise, de la salade, des betteraves, des gâteaux au chocolat, bref tout ce qu’il put trouver sur ses étagères. Après cette orgie, il se sentit en bien meilleure forme physique. Il pensa à quelque chose – en buvant de ce délicieux café véritable – qui le fit sourire. Il se dit : « Dans l’autre vie, hier, j’ai fait un rêve effectif qui a effacé six milliards de vies et changé toute l’histoire de l’humanité pour les vingt-cinq années passées. Mais dans cette vie-ci, que j’ai créée à ce moment, je n’ai pas fait de rêve effectif. J’étais dans le bureau de Haber, d’accord, et j’ai rêvé ; mais je n’ai rien changé. Cela a toujours été ainsi, et j’ai simplement fait un cauchemar à propos des Années du Fléau. Il n’y a donc rien qui cloche chez moi ; je n’ai pas besoin de traitement. »
Il n’avait encore jamais vu le problème sous cet angle, et cela l’amusa assez pour le faire sourire, mais d’un sourire malheureux.
Il savait qu’il rêverait à nouveau.
Il était déjà deux heures passées. Il se lava, enfila son manteau (du vrai coton, un luxe dans l’autre vie), et se mit en route vers l’institut, à quelques kilomètres de marche, un peu plus loin que l’École médicale, dans Washington Park. Il aurait pu y aller en trolley, bien sûr, mais ces véhicules n’étaient pas très réguliers et, de toute façon, il n’était pas pressé. C’était agréable de marcher dans la pluie tiède de mars, dans les rues tranquilles ; les arbres bourgeonnaient, les châtaignes étaient prêtes à griller.