Nous étions attablés à la terrasse d’un café branché, face aux Twin Towers, une variante du défunt World Trade Center qui ne dépassait pas trente étages. Hormis le gardien qui faisait les cent pas sur le trottoir, nous étions les seuls clients.
L’auvent bleu nous donnait mauvaise mine, les tables étaient bancales et le concert d’avertisseurs battait son plein sur le boulevard. On se serait cru à New York un jour de krach boursier.
— L’affaire me semble limpide. Juan Tipo souhaitait s’offrir les services d’une prostituée. Il a demandé à son soigneur où il pouvait en trouver une. Adil Meslek lui a remis la carte de visite de Shirley Kuyper. Juan Tipo l’a contactée et ils se sont donné rendez-vous quelque part. Ensuite, elle l’a ramené chez elle, les choses ont dérapé, il l’a tuée et il a détalé.
— Je vous suis. Mais que vient faire Nolwenn dans cette histoire ?
— Ce jour-là, Nolwenn était sur place avec Roberto Zagatto, son fiancé de l’époque. Tipo et Zagatto sont tous deux argentins, ils jouaient dans la même équipe, logeaient dans le même hôtel et avaient le même préparateur physique. Elle a peut-être été témoin de quelque chose.
Elle fit la moue.
— Peut-être. Dans ce cas, pourquoi revenir sur cette affaire plus d’un an après ?
— Quand j’ai rencontré Lapierre, il m’a confié que Nolwenn comptait lui faire payer chèrement son intention de rompre. Il avait prévu un parachute doré pour elle, mais ça ne lui suffisait pas, elle en voulait davantage. Elle voulait lui faire payer sa trahison. Elle a arrangé l’affaire du paparazzi pour pouvoir justifier d’une atteinte à son honorabilité et lui réclamer des dommages et intérêts. Quand elle a vu que cela ne se présentait pas comme elle l’espérait et qu’elle risquait de se retrouver sans le sou, elle a cherché une autre voie pour rétablir sa situation financière.
Elle suivit la direction de ma pensée.
— Un chantage ?
— C’est fort probable.
— Menacer Tipo de dévoiler ce qu’elle savait ? Son silence contre de l’argent ? Pourquoi pas ? En tout cas, ça expliquerait le message qu’elle m’a laissé, disant qu’elle avait pris un risque.
— Nolwenn a certainement manigancé cette escroquerie avec Richard Block. D’une part, elle avait une dette envers lui, de l’autre, elle ne se serait pas lancée seule dans une telle aventure. L’article de journal qui se trouvait chez eux tend à conforter cette thèse. Ils l’ont utilisé comme moyen de pression.
— Si c’était le cas, pourquoi est-elle venue vous trouver ?
— À mon avis, le chantage ne prenait pas. Soit Tipo refusait de payer, soit il cherchait à gagner du temps pour neutraliser les maîtres chanteurs. C’est en désespoir de cause qu’elle est venue chez moi dans le but de faire payer Lapierre. Elle était aux abois. Elle ne réfléchissait plus, elle ne mesurait pas la portée de ses actes.
Elle fit aller sa bouche de gauche à droite.
— C’est possible. Sous ses dehors abrupts, c’était une femme fragile. Elle a mal choisi sa cible.
— Je devrais savoir dans les prochaines heures si c’est la même arme qui a tué Kuyper et Nolwenn. Dans ce cas, la boucle sera bouclée.
Son visage s’éclaira.
— Vous avez été brillant. Je suis fière de vous, Hugues.
En plus du passage au prénom, je crus déceler une étincelle de séduction dans ses prunelles.
Eu égard à son charme et son sex-appeal, j’imaginais les hordes de mâles qui étaient tombés dans ses filets et dont elle avait brisé le cœur sans une once de pitié.
À présent, je comprenais mieux en quoi elle se sentait à ce point proche de Nolwenn. Elles avaient en commun cette légèreté, cette hauteur face aux hommes, cette façon bien à elles de les considérer comme des jouets. Toutes deux affichaient la fière assurance de pouvoir les séduire selon leur bon plaisir.
J’avais moi-même cédé avec une facilité déconcertante au charme de Nolwenn, même si l’état d’ébriété avancée dans lequel je me trouvais et les souvenirs imprécis que j’en gardais constituaient d’acceptables circonstances atténuantes.
Un temps, j’avais entretenu une relation tumultueuse avec une femme dans leur lignée ; impétueuse, fantasque, fatale.
L’intéressée était mariée avec un homme en vue et ne voulait prendre aucun risque. Lorsqu’elle consentait à me voir — ce qui se négociait âprement — j’étais sommé de réserver un hôtel haut de gamme dans lequel elle me rejoignait affublée d’un foulard et de lunettes de soleil.
Nous dévastions la chambre en l’espace d’un après-midi et la quittions anéantis, repus de jouissance, laissant la pièce tel un champ de bataille, les draps souillés, les oreillers crevés, les serviettes étalées sur la moquette, la salle de bains inondée, des objets épars au sol, renversés ou brisés dans la fureur de nos ébats.
Lors d’un voyage d’affaires de son mari, elle m’avait proposé de me rendre à son domicile pour pimenter la chose.
J’avais accepté.
Là, j’avais découvert les paires de pantoufles alignées au bas de l’escalier, les photos de famille disposées sur le piano, les objets kitsch ramenés de vacances, la table de repassage montée dans la cuisine. Dans les toilettes, une pancarte suggérait aux hôtes masculins de se soulager en position assise pour éviter d’asperger l’immonde carpette à poils roses placée au pied de la cuvette.
La fascination obsessionnelle que je lui vouais s’était évaporée à la vitesse de l’éclair. J’avais balbutié une vague excuse et m’étais enfui à toutes jambes.
Ce souvenir m’aida à me soustraire à l’attraction que Christelle Beauchamp exerçait sur moi.
— Vous m’avez bien aidé. L’affaire est désormais éclaircie. Nous l’avons résolue en moins d’une semaine. De plus, nous avons élucidé un deuxième meurtre, la police sud-africaine nous en sera reconnaissante.
— Vous pouvez rentrer chez vous, la tête haute, et ridiculiser les flics de votre pays.
— Ils l’ont bien cherché.
— En plus, vous allez regagner votre appartement aseptisé et vos goûters chez papa maman.
Je tiquai.
— J’avais mis votre humeur maussade d’hier sur le compte d’une conjonction des astres défavorable. Vous devriez vous réjouir, ce succès est aussi le vôtre.
— Succès ? Il reste quelques points d’interrogation.
— Lesquels ?
— Juan Tipo était-il à Bruxelles dans la nuit de lundi à mardi passé, lorsque Nolwenn a été assassinée ? Se trouvait-il à Paris jeudi après-midi, lors du meurtre de Richard Block ? S’il a un alibi, votre bel échafaudage s’effondre.
— J’ai vu sur l’ordinateur de Meslek qu’il jouait au PSV Eindhoven. C’est à une heure trente de Bruxelles. Un aller-retour discret est plausible. Pour Paris, le périple lui aura pris la journée, sauf s’il y est allé en TGV.
— En plus de démonter l’alibi de Tipo, il faudrait cerner le mobile de la mort de Shirley Kuyper.
— Selon l’officier de police de Johannesburg, il s’agirait d’un jeu sexuel qui aurait mal tourné. D’après lui, certains couples jouent à la roulette russe pour booster leur libido.
Elle hocha la tête.
— Vous devriez essayer. Ça mettrait un peu de piment dans votre vie.
Le téléphone sonna avant que les nuages n’encombrent à nouveau nos échanges.
Sac à main.
Je décrochai et esquissai un geste explicite à Christelle pour lui faire comprendre que c’était l’appel que j’attendais.
— Bonjour Raoul, du nouveau ?
— Et comment, maître ! J’ai dû faire jouer mes contacts et graisser quelques pattes, mais j’ai réussi à intercepter le rapport balistique. Je l’ai comparé à celui que vous m’avez envoyé et je peux affirmer sans le moindre doute que c’est la même arme qui a tué Nolwenn Blackwell et Shirley Kuyper. Dans les deux scènes de crime, on a retrouvé les douilles. L’examen de celles-ci permet généralement de déterminer le type d’arme, le calibre, parfois même le modèle.