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— Ça va, dit Cul de Plomb.

— Surtout de nuit. En réunion…

— ÇA VA ! hurla Cul de Plomb.

Elle paraissait au bord de la crise d’hystérie. Rameau sortit une Gitane. Il dit, avec une cruauté toute délibérée :

— Vous ferez savoir à № 2 que je suis très profondément indigné par ce qui s’est passé. Ce genre de procédé est choquant et de surcroît contraire au souci de concertation prôné à tous les niveaux par le ministre. Vous ne manquerez pas de lui dire que je vais devoir en référer à mon syndicat.

La jeune femme releva la tête et blêmit :

— Vous ne feriez pas cela.

— Si, affirma Rameau. Au point où en sont maintenant les choses, c’est pour moi une obligation morale d’alerter le syndicat. Une question de dignité. Tous les travailleurs ont le droit à la dignité. Vous comprenez ?

— Non, dit Cul de Plomb avec horreur. Vous êtes un être abject. Un termite industrieux de l’échafaudage social. Je préfère ne pas comprendre.

— Le syndicat. Où sont mes affaires ?

— Dans votre bureau.

— Mon bureau ?

Elle sortit une clé neuve d’un tiroir.

Rameau l’examina soupçonneusement avant de s’en saisir.

— Troisième étage gauche, dit la femme d’une voix lasse et néanmoins courageuse. Les serviettes de bain sont dans le classeur métallique, rubrique extrême-centre. Vous avez une prise de courant en 220 volts au-dessus du calendrier. Il y a un percolateur dans l’armoire forte. Nous ne servons pas de petit déjeuner avant neuf heures.

Rameau s’approcha d’elle.

Il tapota avec douceur son épaule agitée de soubresauts.

— Allons, allons, mon petit, soupira le policier, vous ne devriez pas prendre toutes ces choses tellement à cœur.

Elle éclata en sanglots déchirants.

« J’ai un bureau, pensa Rameau en se balançant dans le fauteuil en simili. Un téléphone avec deux lignes directes. Un plein tiroir d’infusettes et de l’alcool de menthe. Je n’ai plus besoin de monter sur le bureau pour voir la rosace de Notre-Dame. On m’a attribué des trombones neufs. Une botte de stylos à bille grosse comme mon avant-bras. Un carnet complet de bons d’autoroutes, une dotation de trois cents litres d’essence mensuels. »

Rameau serra les sourcils.

À l’aide de quels bordereaux et sur quel poste administratif de gestion lui avait-on consenti de telles largesses ? Le policier décrocha le téléphone, appela son ancien bureau.

En même temps, il fourrait une dizaine de stylos dans sa poche, pour Petit Facteur.

* * *

Il y avait un № 1 et un № 2 à la Sécurité Intérieure. Il y avait aussi des № 3, des № 4 et 5, etc., jusqu’au moment où, de marche en marche, d’irresponsabilité relative en irresponsabilité absolue, on se retrouvait à la base, et pas plus avancé pour autant.

Il y avait de la même façon un № 1 et un № 2 à la Sécurité Extérieure. Les mêmes êtres indéfinissables et grisâtres que leurs homologues et parfaitement interchangeables avec les précédents.

Ils se trouvaient dans un bureau dont on ne dira rien, avec devant eux une flopée de N° jusqu’à 6 ou 7 et qui tournaient comme des lions en cage dans une ambiance de catastrophe feutrée. On lisait dans leurs yeux froids le désir forcené et la certitude inébranlable de parvenir finalement, un jour, au bout d’intrigues complexes et de coups bas inexpiables, au fauteuil auquel № 1 se cramponnait avec une énergie indomptable, quoique sénescente.

Les N° étaient gris, froids, durs. Élégants.

On sentait en eux l’étoffe de sous-énarques, de super-policiers d’une super-police aérienne, dangereuse, efficace. La seule vraie. № 1 aplatit ses deux mains parallèles sur le maroquin du bureau.

Tout le monde rectifia instinctivement la position.

— Quel est le tordu qui a envoyé ce type, ce Chose, là… sur Rameau ?

— Personne, avoua quelqu’un.

— Comment ça, personne ?

— Personne.

№ 1 fouilla les rangs de son œil impératif.

— Quelqu’un l’a envoyé, tout de même.

— Le tour de permanence, expliqua quelqu’un d’autre. Chose était inscrit au tableau de permanence.

— Ce type sévissait aux archives générales depuis vingt-trois ans et sept mois, dit № 1. Vous pensez vraiment qu’il était qualifié pour ce type de mission ?

— Vous le pensez vraiment ? aboya № 2.

— Ça va, ça va, tempéra № 1. Rameau nous l’a bouzillé. Sans bavures. Rien qu’avec ce qu’il va falloir donner à la veuve, la Gestion va m’arracher les roustons. À moins que…

— À moins que ? surenchérirent en cœur les pirayas, dont les poumons se gonflèrent d’espoir.

— Voilà, fit № 1. (Il joignit les doigts, les coudes sur le bureau. Prit son air le plus finaud, assez pompidolien mais pas trop, à cause du changement.) Résumons-nous. Rameau a abattu un de nos agents. Il faudra attendre les résultats de l’autopsie pour déterminer avec quelle arme, encore qu’il ne fasse pas de doute qu’il a certainement utilisé un pistolet à gaz tchèque, dont l’effet est foudroyant et d’ailleurs indécelable.

Un souffle glacé parcourut le bas de l’assistance. Quelqu’un toussa. À part soi.

— Nous sommes seuls, messieurs, à savoir cela, dit № 1 avec une aisance de caboteur. Seuls avec Rameau. Rameau ne parlera pas. (№ 1 sourit, comme seul un grand professionnel sait le faire.) Nous ne parlerons pas non plus, messieurs. Notre agent se promenait dans le quinzième, et l’autopsie montrera qu’il a été terrassé par une crise cardiaque alors qu’il prenait quelque repos sur un banc.

— Dans le quinzième, précisa № 2. Crise cardiaque.

— Est-ce qu’il y a des questions ? demanda № 1 en rassemblant ses doigts.

— Et Rameau ? demanda un N° indistinct.

— Rameau ? Gardez-le sous cloche. Mais de loin. De très loin… Au revoir, messieurs.

La foule se bouscula à la porte.

№ 1 accrocha № 6 au passage. № 6 était sous-adjoint par intérim au bureau d’ordre des missions. № 1 lui tritura confidentiellement l’avant-bras.

— Vous veillerez bien entendu à effacer toute trace de la couverture Rameau. Les bordereaux et comptes rendus de missions, tout ce qui concerne de près ou de loin l’affaire de ce matin. Je compte sur vous.

— Bien, monsieur, dit № 6.

— Nous avons perdu un agent d’élite. Un modèle, dit № 1. Quelle tristesse.

— Oui, monsieur, dit № 6.

Il ne paraissait rien moins que convaincu.

Il regagna cependant son bureau anonyme de sa souple démarche de félin en maraude. Parmi tous les chariots, tous les ringards, tous les blaireaux de la Sécurité Extérieure, № 6 se considérait lui-même comme le plus doué, le plus vif et somme toute le plus digne de connaître une promotion aussi foudroyante que prudemment méritée. Il s’empressa de commencer par photocopier en autant d’exemplaires que nécessaires l’ensemble du dossier Rameau.

Comme il procéda lui-même à l’opération au lieu de confier la tâche à l’un de ses esclaves, vingt minutes après la commission des faits, l’ensemble des bureaux patronaux de la Sécurité Extérieure bouillonnait comme un chaudron de sorcière.