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Afin de balayer ses idées sombres, il focalisa ses pensées sur l’homme vers lequel il se dirigeait ; sans doute le seul flic qu’il n’aurait jamais voulu rencontrer. Il avait photocopié intégralement son dossier, à l’Inspection Générale des Services, et aurait pu réciter par cœur son curriculum vitae…

Jean-Louis Schiffer, né en 1943, à Aulnay-sous-Bois, Seine-Saint-Denis. Surnommé, selon les circonstances, « le Chiffre » ou « le Fer ». Le Chiffre pour sa tendance à prélever des pourcentages sur les affaires qu’il traitait ; le Fer pour sa réputation de flic implacable — et aussi sa chevelure argentée, qu’il portait longue et soyeuse.

Après son certificat d’études, en 1959, Schiffer est mobilisé en Algérie, dans les Aurès. En 1960, il regagne Alger où il devient Officier de Renseignement, membre actif des DOP (Détachements Opérationnels de Protection).

En 1963, il revient en France avec le grade de sergent. Il intègre alors les rangs de la police. D’abord gardien de la paix, puis, en 1966, enquêteur à la Brigade territoriale du 6e arrondissement. Il se distingue rapidement par son sens inné de la rue et son goût pour l’infiltration. En mai 1968, il plonge dans la mêlée et se glisse parmi les étudiants. A cette époque, il porte le catogan, fume du haschisch — et note, en douce, les noms des meneurs politiques. Lors des affrontements de la rue Gay-Lussac, il sauve aussi un CRS sous une pluie de pavés.

Premier acte de bravoure.

Première distinction.

Ses prouesses ne vont plus s’arrêter. Recruté à la Brigade criminelle, en 1972, il est promu inspecteur et multiplie les gestes héroïques, ne craignant ni le feu ni la baston. En 75, il reçoit la médaille pour Acte de Bravoure. Rien ne semble pouvoir freiner son ascension. Pourtant, en 1977, après un bref passage la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention), la célèbre « antigang », il est brutalement muté. Paul avait déniché le rapport de l’époque, signé par le commissaire Broussard en personne. Le policier avait noté dans la marge, au stylo : « ingérable ».

Schiffer trouve son véritable territoire de chasse dans le 10e arrondissement, à la Première Division de Police judiciaire. Refusant toute promotion ou mutation, il s’impose, durant près de vingt ans, comme l’homme du quartier Ouest, faisant régner l’ordre et la loi sur le périmètre circonscrit par les grands boulevards et les gares de l’Est et du Nord, couvrant une partie du Sentier, le quartier turc et d’autres zones à forte population immigrée.

Durant ces années, il contrôle un réseau d’indicateurs, limite les activités illégales — jeu, prostitution, drogue — , entretient des relations ambiguës, mais efficaces, avec les chefs de chaque communauté. Il atteint également un taux record de réussite dans ses enquêtes.

Selon une opinion solidement établie en haut lieu, c’est à lui, et à lui seul, qu’on doit le calme relatif de cette partie du 10e arrondissement de 1978 à 1998. Jean-Louis Schiffer bénéficie même, fait exceptionnel, d’une prolongation de service de 1999 à 2001.

Au mois d’avril de cette dernière année, le policier prend officiellement sa retraite. A son actif : cinq décorations, dont l’ordre du Mérite, deux cent trente-neuf arrestations et quatre tués par balle. A cinquante-huit ans, il n’a jamais possédé d’autre grade que simple inspecteur. Un batteur de pavé, un homme de terrain régnant sur un seul et même territoire.

Voilà pour le côté Fer.

Le côté Chiffre surgit dès 1971, quand le flic est surpris en train de passer à tabac une prostituée, rue de la Michodière, dans le quartier de la Madeleine. L’enquête de l’IGS, associée à celle de la Brigade des Mœurs, tourne court. Aucune fille ne souhaite témoigner contre l’homme aux cheveux d’argent. En 1979, une nouvelle plainte est enregistrée. On murmure que Schiffer monnaye sa protection auprès des putes de la rue de Jérusalem et de la rue Saint-Denis.

Nouvelle enquête, nouvel échec.

Le Chiffre sait assurer ses arrières.

Les affaires sérieuses commencent en 1982. Un stock d’héroïne se volatilise au commissariat Bonne-Nouvelle, après le démantèlement d’un réseau de trafiquants turcs. Le nom de Schiffer est sur toutes les lèvres. Le flic est mis en examen. Mais un an plus tard il sort blanchi. Aucune preuve, aucun témoin.

Au fil des années, d’autres soupçons planent. Pourcentages octroyés sur des rackets ; commissions prélevées sur des activités de jeu et de pari ; magouilles avec les brasseurs du quartier ; proxénétisme… A l’évidence, le flic croque de partout, mais personne ne parvient à le confondre. Schiffer tient son secteur, et il le tient, fort. Même au sein de la boîte, les enquêteurs de l’IGS sont confrontés au mutisme de ses collègues policiers.

Aux yeux de tous, le Chiffre est d’abord le Fer. Un héros, un champion de l’ordre public, aux prestigieux états de service.

Une dernière bavure manque pourtant de le faire tomber. Octobre 2000. Le corps d’un clandestin turc, Gazil Hemet, est découvert sur les voies de la gare du Nord. La veille, Hemet, suspecté de trafic de stupéfiants, a été arrêté par Schiffer lui-même. Accusé de « violences volontaires », le policier rétorque qu’il a libéré le suspect avant la fin de sa garde-à-vue — ce qui ne lui ressemble pas.

Hemet est-il mort sous ses coups ? L’autopsie n’apporte aucune réponse claire — le Thalys de 8 h 10 a déchiqueté le cadavre. Mais une contre-expertise médico-légale évoque des « lésions » mystérieuses sur le corps du Turc, pouvant évoquer des actes de torture. Schiffer semble cette fois promis à un bel avenir carcéral.

Pourtant, au mois d’avril 2001, la chambre d’accusation renonce une nouvelle fois à ses poursuites. Que s’est-il passé ? De quels appuis a bénéficié Jean-Louis Schiffer ? Paul avait interrogé les officiers de l’Inspection Générale des Services chargés de l’enquête. Les types n’avaient pas souhaité répondre : ils étaient simplement écœurés. D’autant plus que, quelques semaines plus tard, Schiffer les avait personnellement invités à son « pot de départ ».

Pourri, salopard et fort en gueule.

Voilà donc l’ordure que Paul s’apprêtait à rencontrer.

La bretelle de sortie vers Amiens le rappela à la réalité. Il quitta l’autoroute et prit la nationale. Il n’eut que quelques kilomètres à parcourir avant de voir apparaître le panneau de Longères.

Paul emprunta la départementale et atteignit bientôt le village. Il franchit le bourg sans ralentir puis repéra une nouvelle route qui descendait au fond d’une vallée détrempée. En sillonnant les herbes hautes, brillantes de pluie, il eut une sorte d’illumination : il comprenait soudain pourquoi il avait pensé à son propre père sur la route menant à Jean-Louis Schiffer.

A sa manière, le Chiffre était le père de tous les flics. Mi-héros, mi-démon, il incarnait à lui seul le meilleur et le pire, la rigueur et la corruption, le Bien et le Mal. Une figure fondatrice, un Grand Tout que Paul admirait malgré lui comme il avait admiré, du fond de sa haine, son père violent et alcoolique.

8

Quand Paul découvrit l’édifice qu’il cherchait, il faillit éclater de rire. Avec son mur d’enceinte et ses deux clochers en forme de miradors, la maison de retraite des fonctionnaires de police de Longères ressemblait à s’y méprendre à une prison.

De l’autre côté du mur, l’analogie s’accentuait encore. La cour était encadrée par trois corps de logis disposés en fer à cheval, percés de galeries aux arcades noires. Quelques hommes bravaient la pluie pour jouer à la pétanque ; ils étaient vêtus de survêtements et rappelaient les détenus de n’importe quelle prison au monde. Non loin de là, trois agents en uniforme, visitant sans doute un parent, jouaient à la perfection le rôle des matons.