Paul savourait l’ironie de la situation. L’hospice de Longères, financé par la Mutuelle Nationale de la Police, était la plus importante maison de retraite ouverte aux policiers. Le lieu accueillait les agents et officiers, à condition qu’ils ne souffrent « d’aucun trouble psychosomatique à fondements ou à prolongements éthyliques ». Il découvrait maintenant que le célèbre havre de paix, avec ses espaces claquemurés et sa population masculine, n’était qu’une simple maison d’arrêt parmi d’autres. Il pensa : « Retour à l’envoyeur. »
Paul atteignit l’entrée du bâtiment principal et poussa la porte vitrée. Un vestibule carré, très sombre, s’ouvrait sur un escalier rehaussé d’une petite lucarne de verre dépoli. Il régnait ici une chaleur de vivarium, étouffante, où planaient des relents de médicament et d’urine.
Il s’orienta vers la porte à battants perdus, sur sa gauche, d’où s’exhalait une forte odeur de bouffe. Il était midi. Les pensionnaires devaient être en train de déjeuner.
Il découvrit un réfectoire aux murs jaunes et au sol tapissé d’un linoléum rouge sang. De longues tables en inox s’alignaient ; les assiettes et les couverts étaient soigneusement disposés ; des marmites de soupe fumaient. Tout était en place, mais la salle était déserte.
Du bruit provenait de la pièce voisine. Paul se dirigea vers le raffut, sentant ses semelles s’enfoncer dans le sol coagulé. Chaque détail contribuait ici à l’engourdissement général ; on se sentait vieillir à chaque pas.
Il franchit le seuil. Une trentaine de retraités, debout, portant des joggings informes, lui tournaient le dos, concentrés sur un poste de télévision. « Petit Bonheur vient de dépasser Bartok… » Des chevaux galopaient à l’écran.
Paul s’approcha et aperçut, dans une autre pièce, sur sa gauche, un vieillard assis en solitaire. Instinctivement, il tendit le cou pour mieux l’observer. Voûté, avachi au-dessus de son assiette, l’homme titillait un steak du bout de sa fourchette.
Paul dut se rendre à l’évidence : le débris était son homme.
Le Chiffre et le Fer.
Le policier aux deux cent trente-neuf arrestations.
Il traversa la nouvelle salle. Dans son dos, le commentaire beuglait encore : « Petit Bonheur, toujours Petit Bonheur… » Comparé aux dernières photos que Paul avait pu contempler, Jean-Louis Schiffer avait pris vingt ans.
Ses traits réguliers étaient amaigris, tendus sur les os comme sur un tréteau de sacrifice ; sa peau grise et craquelée pendait, surtout à la gorge, rappelant les écailles d’un reptile ; ses yeux, jadis d’un chrome bleuté, étaient à peine perceptibles sous les paupières basses. L’ancien policier ne portait plus les cheveux longs qui avaient fait sa célébrité, ils étaient à présent ras, presque en brosse ; la noble toison d’argent avait cédé la place à un crâne en fer-blanc.
Sa carcasse encore puissante était engloutie dans un survêtement bleu roi dont le col s’évasait en deux ailes ondulées sur ses épaules. A côté de son assiette, Paul repéra une pile de coupons de PMU. Jean-Louis Schiffer, la légende des rues, était devenu le bookmaker d’une bande d’agents de la circulation à la retraite.
Comment avait-il pu s’imaginer qu’une telle épave pourrait l’aider ? Il était trop tard pour reculer. Paul ajusta sa ceinture, son arme et ses menottes, et se composa sa tête des grands jours — regard droit et mâchoires serrées. Les yeux de glace s’étaient déjà posés sur lui. Quand il fut à quelques pas, l’homme lança sans préambule :
— T’es trop jeune pour être de l’IGS.
— Capitaine Paul Nerteaux, première DPJ, 10e arrondissement.
Il avait dit cela sur un ton militaire qu’il regretta aussitôt, mais le vieillard ajouta :
— Rue de Nancy ?
— Rue de Nancy.
La question était un compliment indirect : cette adresse abritait le SARIJ, le service judiciaire du quartier. Schiffer avait reconnu en lui l’enquêteur, le flic des rues.
Paul attrapa une chaise, lançant un coup d’œil involontaire aux parieurs, toujours postés devant leur télévision. Schiffer suivit son regard et laissa échapper un rire :
— Tu passes ta vie à foutre la racaille en taule pour obtenir quoi, au final ? Te retrouver toi-même au trou.
Il porta à sa bouche un morceau de viande. Ses maxillaires jouèrent sous sa peau, rouages fluides et alertes. Paul révisa son jugement, le Chiffre n’était pas si éteint que ça. Il n’y avait qu’à souffler sur cette momie pour en balayer la poussière.
— Qu’est-ce que tu veux ? lâcha l’homme après avoir avalé sa bouchée.
Paul usa de son ton le plus modeste :
— Je suis venu vous demander un conseil.
— A propos de quoi ?
— A propos de ça.
Il extirpa de sa poche de parka une enveloppe kraft, qu’il posa à côté des coupons de turf. Schiffer écarta son assiette et ouvrit le document, sans hâte. Il en sortit une dizaine de clichés photographiques en couleur.
Il regarda le premier et interrogea :
— C’est quoi ?
— Un visage.
Il passa aux images suivantes. Paul commenta :
— Le nez a été coupé au cutter. Ou au rasoir. Les lacérations et les crevasses sur les joues ont été effectuées avec le même instrument. Le menton a été limé. Les lèvres découpées aux ciseaux.
Schiffer revint au premier cliché, sans un mot.
— Avant cela, continua Paul, il y a eu les coups. Selon le médecin légiste, les mutilations ont été effectuées après la mort.
— Identifiée ?
— Non. Les empreintes n’ont rien donné.
— Quel âge ?
— Environ vingt-cinq ans.
— La cause finale du décès ?
— On a le choix. Les coups. Les blessures. Les brûlures. Le corps est dans le même état que le visage. A priori, elle a subi plus de vingt-quatre heures de tortures. J’attends les détails. L’autopsie est en cours.
Le retraité leva ses paupières :
— Pourquoi tu me montres ça ?
— Le cadavre a été retrouvé hier, à l’aube, près de l’hôpital Saint-Lazare.
— Et alors ?
— C’était votre territoire. Vous avez passé plus de vingt ans dans le 10e arrondissement.
— Ça ne fait pas de moi un pathologiste.
— Je pense que la victime est une ouvrière turque.
— Pourquoi turque ?
— Le quartier d’abord. Les dents ensuite. Elles portent des traces d’aurification qui ne se pratiquent plus qu’au Proche-Orient. (Il ajouta plus fort.) Vous voulez le nom des alliages ?
Schiffer plaça de nouveau son assiette devant lui et reprit son repas.
— Pourquoi ouvrière ? demanda-t-il après une longue mastication.
— Les doigts, rétorqua Paul. Les extrémités sont creusées de cicatrices. Caractéristiques de certains boulots de couture. J’ai vérifié.
— Son signalement correspond à un avis de disparition ?
Le retraité faisait mine de ne pas comprendre.
— Aucun PV de disparition, souffla Paul avec patience. Aucune demande de recherche. C’est une clandestine, Schiffer. Quelqu’un qui n’a pas d’état civil en France. Une femme que personne ne viendra réclamer. La victime idéale.
Le Chiffre acheva son steak lentement, posément. Puis il lâcha ses couverts et reprit les photos. Cette fois, il chaussa ses lunettes. Il observa chaque cliché durant plusieurs secondes, scrutant les blessures avec attention.