— Rien.
— La police scientifique n’a pas trouvé une empreinte, pas une particule ?
— Que dalle.
— Sur les corps non plus ?
— Surtout pas sur les corps. Selon le légiste, le tueur les nettoie au détergent industriel. Il désinfecte les plaies, leur lave les cheveux, leur brosse les ongles.
— Et l’enquête de proximité ?
— Je vous l’ai déjà dit. J’ai interrogé les ouvriers, les commerçants, les putes, les éboueurs autour de chaque site. J’ai même cuisiné les clochards. Personne n’a rien vu.
— Ton avis ?
— Je pense que le tueur rôde en bagnole, qu’il largue le corps dès qu’il le peut, aux premières heures du jour. Une opération éclair.
Schiffer tournait les pages. Il s’arrêta sur les photographies des cadavres :
— Sur les visages, tu as ton idée ?
Paul prit son souffle ; il avait réfléchi des nuits entières à ces mutilations :
— Il y a plusieurs possibilités. La première, c’est que le tueur veuille simplement brouiller les pistes. Ces femmes le connaissaient et leur identification pourrait mener à lui.
— Pourquoi il n’a pas bousillé les doigts et les dents alors ?
— Parce qu’elles sont clandestines et qu’elles ne sont fichées nulle part.
Le Chiffre accepta le point d’un hochement de tête.
— La deuxième ?
— Un motif plus… psychologique. J’ai lu pas mal de bouquins là-dessus. Selon les psychologues, lorsqu’un tueur détruit les organes de l’identification, c’est parce qu’il connaît ses victimes et qu’il ne supporte pas leur regard. Il anéantit alors leur statut d’être humain, il les maintient à distance, en les transformant en purs objets.
Schiffer feuilleta de nouveau les liasses.
— Je suis pas très preneur de ces trucs « psycho ». Troisième possibilité ?
— Le meurtrier a un problème avec les visages, en général. Quelque chose dans les traits de ces rousses lui fait peur, lui rappelle un traumatisme. Non seulement il doit les tuer, mais il doit aussi les défigurer. A mon avis, ces femmes se ressemblent. Leur visage est le déclic de ses crises.
— Encore plus vaseux.
— Vous n’avez pas vu les cadavres, répliqua Paul en montant la voix. On a affaire à un malade. Un psychopathe pur. C’est à nous de nous mettre au diapason de sa folie.
— Et ça, c’est quoi ?
Il venait d’ouvrir une dernière enveloppe, contenant des photographies de sculptures antiques. Des têtes, des masques, des bustes. Paul avait lui-même découpé ces images dans des catalogues de musée, des guides touristiques, des revues comme Archéologie ou Le Bulletin du Louvre.
— Une idée à moi, répondit-il. J’ai remarqué que les entailles ressemblaient à des craquelures, des cratères, comme des marques dans la pierre. Il y a aussi les nez tranchés, les lèvres coupées, les os limés, qui rappellent des traces d’usure. Je me suis dit que le tueur s’inspirait peut-être de statues anciennes.
— Ben voyons.
Paul se sentit rougir. Son idée était tirée par les cheveux et, malgré ses recherches, il n’avait pas trouvé le moindre vestige qui puisse rappeler, de près ou de loin, les plaies des Corpus. Pourtant, il prononça d’un trait :
— Pour le meurtrier, ces femmes sont peut-être des déesses, à la fois respectées et détestées. Je suis sûr qu’il est turc et qu’il baigne dans la mythologie méditerranéenne.
— T’as trop d’imagination.
— Ça ne vous est jamais arrivé de suivre votre intuition ?
— Ça m’est jamais arrivé de suivre autre chose. Mais crois-moi : toutes ces histoires « psy », c’est trop subjectif. Il faut plutôt se concentrer sur les problèmes techniques qui se posent à lui.
Paul n’était pas sûr de comprendre. Schiffer poursuivit :
— On doit réfléchir sur son mode opérationnel. Si tu as raison, si ces femmes sont vraiment des clandestines, alors elles sont musulmanes. Et pas des musulmanes d’Istanbul, avec des talons hauts. Des paysannes, des sauvages qui longent les murs et ne parlent pas un mot de français. Pour les apprivoiser, il faut les connaître. Et parler turc. Notre homme est peut-être un chef d’atelier. Un commerçant. Ou un responsable de foyer. Il y a aussi les horaires. Ces ouvrières vivent sous la terre, dans des caves, des ateliers enfouis. Le meurtrier les chope lorsqu’elles reviennent à la surface. Quand ? Comment ? Pourquoi ces filles farouches acceptent de le suivre ? C’est en répondant à ces questions qu’on remontera sa trace.
Paul était d’accord, mais toutes ces questions démontraient surtout l’ampleur de leur ignorance. Littéralement, tout était possible. Schiffer prit un nouveau cap :
— Je suppose que t’as vérifié les homicides du même genre.
— J’ai consulté le nouveau fichier Chardon. Et aussi celui des gendarmes : l’Anacrime. J’ai interrogé tous les gars de la BC. Il n’y a jamais eu un truc en France qui rappelle, même de loin, une telle dinguerie. J’ai aussi vérifié en Allemagne, auprès de la communauté turque. Rien trouvé.
— Et en Turquie ?
— Idem. Double zéro.
Schiffer prit une nouvelle orientation. Il se livrait à un véritable état des lieux :
— Tu as multiplié les patrouilles, dans le quartier ?
— On s’est mis d’accord avec Monestier, le patron de Louis-Blanc. Les rondes sont renforcées. Mais discrètement. Pas question de foutre la panique dans cette zone.
Schiffer éclata de rire :
— Qu’est-ce que tu crois ? Tous les Turcs sont au courant.
Paul glissa sur la vanne :
— En tout cas, jusqu’à maintenant, on a évité les médias. C’est ma seule garantie pour continuer en solo. S’il y a du bruit autour de l’affaire, Bomarzo mettra d’autres enquêteurs sur le coup. Pour l’instant, c’est une histoire turque et tout le monde s’en fout. J’ai les coudées franches.
— Pourquoi une affaire pareille n’est pas entre les mains de la Crim ?
— Je viens de la Crim. J’ai toujours un pied là-bas. Bomarzo me fait confiance.
— Et t’as pas demandé d’hommes supplémentaires ?
— Non.
— T’as pas constitué un groupe d’enquête ?
— Non.
Le Chiffre laissa échapper un ricanement :
— Tu le veux pour toi tout seul, hein ?
Paul ne répondit pas. D’un revers de la main, Schiffer balaya une peluche sur son pantalon :
— Peu importent tes motivations. Peu importent les miennes. On va se le faire, crois-moi.
11
Sur le boulevard périphérique, Paul s’orienta vers l’ouest, direction porte d’Auteuil.
— On va pas à la Râpée ? s’étonna Schiffer.
— Le corps est à Garches. A l’hôpital Raymond-Poincaré. Il y a là-bas un institut médico-légal chargé des autopsies pour les tribunaux de Versailles et…
— Je connais. Pourquoi là-bas ?
— Mesure de discrétion. Pour éviter les journalistes ou les profileurs amateurs, ceux qui traînent toujours à la morgue de Paris.
Schiffer ne semblait plus écouter. Il observait le trafic des voitures avec des yeux fascinés. Parfois, il plissait les paupières, comme s’il s’accoutumait à une lumière nouvelle. Il ressemblait à un taulard en liberté conditionnelle.
Une demi-heure plus tard, Paul franchit le pont de Suresnes et remonta le long boulevard Sellier puis le boulevard de la République. Il traversa ainsi la ville de Saint-Cloud avant d’atteindre la lisière de Garches.