Au sommet de la colline, l’hôpital apparut enfin. Six hectares de bâtiments, de blocs opératoires et de chambres blanches ; une véritable ville, peuplée de médecins, d’infirmières et de milliers de patients, victimes pour la plupart d’accidents de la route.
Paul prit la direction du pavillon Vésale. Le soleil était haut et flattait les façades des immeubles, tous construits en briques. Chaque mur proposait une nouvelle nuance de rouge, de rosé, de crème, comme soigneusement cuite au four.
Au hasard des allées, des groupes de visiteurs, portant des fleurs ou des pâtisseries, apparaissaient. Ils marchaient avec une raideur sentencieuse, presque mécanique, comme s’ils avaient été contaminés par la rigor mortis qui habitait cette enceinte.
Ils parvinrent dans la cour intérieure du pavillon. Le bâtiment gris et rose, avec son avancée soutenue par de minces colonnes, évoquait un sanatorium, ou un édifice thermal abritant de mystérieuses sources de guérison.
Ils pénétrèrent dans la morgue et suivirent un couloir de faïence blanche. Quand Schiffer découvrit la salle d’attente, il demanda :
— Où on est, là ?
C’était peu de chose mais Paul était heureux de l’étonner avec cela.
Quelques années auparavant, l’institut médico-légal de Garches avait été rénové d’une manière très originale. La première salle était entièrement peinte en bleu turquoise ; la couleur recouvrait indistinctement le sol, les murs, le plafond et annulait toute échelle, tout repère. On plongeait ici dans une mer cristallisée, distillant une limpidité vivifiante.
— Les toubibs de Garches ont fait appel à un artiste contemporain, expliqua Paul. Nous ne sommes plus dans un hôpital. Nous sommes dans une œuvre d’art.
Un infirmier apparut et désigna une porte sur la droite :
— Le Dr Scarbon va vous rejoindre dans la salle des départs.
Ils lui emboîtèrent le pas et croisèrent d’autres pièces. Toujours bleues, toujours vides, surmontées parfois d’un liseré de lumière blanche, projeté à quelques centimètres du plafond. Dans le couloir, des vases de marbre étaient disposés en hauteur, déployant un dégradé de tons pastel : rosé, pêche, jaune, écru, blanc… Une étrange volonté de pureté semblait partout à l’œuvre.
La dernière salle arracha au Chiffre un sifflement d’admiration.
C’était un rectangle d’un seul tenant, d’environ cent mètres carrés, absolument vierge, habité seulement par le bleu. A gauche de la porte d’entrée, trois baies élevées découpaient la clarté du dehors. Face à ces figures de lumière, trois arches se creusaient dans le mur opposé, comme des voûtes d’église grecque. A l’intérieur, des blocs de marbre alignés, sortes de gros lingots, également peints en bleu, semblaient avoir poussé directement du sol.
Sur l’un d’entre eux, un drap épousait la forme d’un corps.
Schiffer s’approcha d’une jarre de marbre blanc qui siégeait au centre de la pièce. Lourde et polie, remplie d’eau, elle évoquait un bénitier épuré, aux lignes antiques. Agitée par un moteur, l’eau frémissante distillait un parfum d’eucalyptus destiné à atténuer la puanteur des morts et l’odeur du formol.
Le policier y trempa ses doigts.
— Tout ça me rajeunit pas.
A ce moment, les pas du Dr Claude Scarbon se firent entendre. Schiffer se retourna. Les deux hommes se toisèrent. En un coup d’œil, Paul comprit qu’ils se connaissaient. Il avait appelé le médecin depuis l’hospice sans lui parler de son nouveau partenaire.
— Merci d’être venu, docteur, dit-il en le saluant.
Scarbon eut un bref hochement de tête, sans quitter le Chiffre du regard. Il portait un manteau de laine sombre et tenait encore ses gants de chevreau à la main. C’était un vieil homme décharné. Ses yeux cillaient en permanence, comme si les lunettes qu’il portait à bout de nez ne lui étaient d’aucune utilité. De grosses moustaches de Gaulois laissaient filtrer une voix traînante de film d’avant-guerre.
Paul fit un geste vers son acolyte :
— Je vous présente…
— On se connaît, intervint Schiffer. Salut, docteur.
Scarbon ôta son manteau sans répondre et enfila une blouse suspendue sous une des voûtes puis glissa ses mains dans des gants de latex dont la couleur vert pâle s’harmonisait avec le grand bleu qui les environnait.
Alors seulement, il écarta le drap. L’odeur de chair en décomposition se répandit dans la pièce, coupant court à toute autre préoccupation.
Malgré lui, Paul détourna les yeux. Lorsqu’il eut le courage de regarder, il aperçut le corps lourd et blanc, à demi caché par le drap replié.
Schiffer s’était glissé sous l’arcade ; il enfilait des gants chirurgicaux. Pas le moindre trouble ne se lisait sur son visage. Derrière lui, une croix de bois et deux chandeliers de fer noir se détachaient sur le mur. Il murmura d’une voix vide :
— OK, docteur, vous pouvez commencer.
12
— La victime est de sexe féminin, de race caucasienne. Son tonus musculaire indique qu’elle avait entre vingt et trente ans. Plutôt boulotte. Soixante-dix kilos pour un mètre soixante. Si on ajoute qu’elle possédait la carnation blanche spécifique des rousses et la chevelure qui va avec, je dirais qu’elle correspond, physiquement, au profil des deux premières. Notre homme les aime ainsi : la trentaine, rousses, grassouillettes.
Scarbon parlait sur un ton monocorde. Il paraissait lire mentalement les lignes de son rapport, des lignes inscrites sur sa propre nuit blanche. Schiffer interrogea :
— Aucun signe particulier ?
— Comme quoi ?
— Tatouages. Oreilles percées. Marque d’alliance. Des trucs que le tueur n’aurait pas pu effacer.
— Non.
Le Chiffre saisit la main gauche du cadavre et la retourna, côté paume. Paul frémit : jamais il n’aurait osé un tel geste.
— Pas de traces de henné ?
— Non.
— Nerteaux m’a dit que les doigts trahissaient un boulot de couturière. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Scarbon confirma d’un signe de tête :
— Ces femmes ont longtemps pratiqué des travaux manuels, c’est évident.
— Vous êtes d’accord pour la couture ?
— Difficile d’être vraiment précis. Des traces de piqûres marquent les sillons digitaux. Il y a aussi des cals entre le pouce et l’index. Peut-être l’utilisation d’une machine à coudre ou d’un fer à repasser. (Il leva son regard au-dessus de ses carreaux.) Elles ont bien été retrouvées près du quartier du Sentier, non ?
— Et alors ?
— Ce sont des ouvrières turques.
Schiffer ne releva pas ce ton de certitude. Il observait le torse. Malgré lui, Paul se rapprocha. Il vit les lacérations noires qui s’étiraient sur les flancs, les seins, les épaules et les cuisses. Plusieurs d’entre elles étaient si profondes qu’elles révélaient le blanc des os.
— Parlez-nous de ça, ordonna le Chiffre.
Le médecin compulsa rapidement plusieurs feuillets agrafés.
— Sur celle-ci, j’ai dénombré vingt-sept entailles. Parfois superficielles, parfois profondes. On peut imaginer que le tueur a intensifié sa torture au fil des heures. Il y en avait à peu près autant sur les deux autres. (Il abaissa sa liasse pour observer ses interlocuteurs.) D’une façon générale, tout ce que je vais décrire ici est valable pour les précédentes victimes. Les trois femmes ont été suppliciées de la même manière.