— Qu’est-ce que ça veut dire ? souffle-t-il, les lèvres crispées.
Anna ne répond pas, prostrée contre le mur. Laurent écarte les couvertures et se lève, ramassant la torche électrique. Il considère l’objet, l’air dégoûté, puis le lui brandit à la face.
— Tu m’observais, c’est ça ? En pleine nuit ? Bon Dieu : qu’est-ce que tu cherches ?
Silence d’Anna.
Laurent se passe la main sur le front et souffle avec lassitude. Il est seulement vêtu d’un caleçon. Il ouvre la pièce adjacente qui fait office de dressing et attrape un jean, un pull qu’il enfile sans un mot. Puis il sort de la chambre, abandonnant Anna à sa solitude, à sa folie.
Elle se laisse glisser contre le mur, se recroqueville sur la moquette. Elle ne pense rien, ne perçoit rien. A l’exception des coups dans son torse, qui semblent s’amplifier chaque fois davantage.
Laurent réapparaît sur le seuil, son téléphone portable à la main. Il arbore un curieux sourire, hochant la tête avec compassion, comme s’il s’était calmé, raisonné, en quelques minutes.
Il prononce d’une voix douce, en désignant le téléphone :
— Ça va aller. J’ai appelé Eric. Je t’emmène demain à l’institut.
Il se penche sur elle, la relève, puis l’entraîne lentement vers le lit. Anna n’oppose aucune résistance. Il l’assoit avec précaution, comme s’il avait peur de la briser — ou au contraire de libérer en elle quelque force dangereuse.
— Tout ira bien, maintenant.
Elle acquiesce, fixant la torche électrique qu’il a posée sur la table de nuit, près de l’appareil photographique. Elle balbutie :
— Pas la biopsie. Pas la sonde. Je ne veux pas être opérée.
— Dans un premier temps, Eric va juste effectuer de nouveaux examens. Il fera le maximum pour éviter le prélèvement. Je te le promets. (Il l’embrasse.) Tout ira bien.
Il lui propose un somnifère. Elle refuse.
— S’il te plaît, insiste-t-il.
Elle consent à l’avaler. Il la glisse ensuite dans les draps puis s’installe à ses côtés, l’enlaçant avec tendresse. Il n’exprime pas un mot sur sa propre inquiétude. Pas une réflexion sur son propre bouleversement face à la folie définitive de sa femme.
Que pense-t-il réellement ?
N’est-il pas soulagé de s’en débarrasser ?
Bientôt, elle perçoit sa respiration, gagnée par la régularité du sommeil. Comment peut-il se rendormir dans un tel moment ? Mais peut-être de longues heures sont-elles déjà passées… Anna a perdu la notion du temps. Joue posée contre le torse de son mari, elle écoute le battement de son cœur. La calme pulsation des gens qui ne sont pas fous, qui n’ont pas peur.
Elle sent les effets du calmant l’envahir peu à peu.
Une fleur de sommeil en train d’éclore à l’intérieur de son corps…
Elle éprouve maintenant la sensation que le lit dérive et quitte la terre ferme. Elle flotte, lentement, dans les ténèbres. Il n’y a plus à opposer la moindre résistance, à tenter quoi que ce soit pour lutter contre ce courant. Il faut seulement se laisser porter par l’onde filante…
Elle se blottit encore contre Laurent et songe au platane luisant de pluie devant les fenêtres du salon. Ses rameaux nus qui attendent de se couvrir de bourgeons et de feuilles. Un printemps qui s’amorce et qu’elle ne verra pas.
Elle vient de vivre sa dernière saison chez les êtres de raison.
20
— Anna ? Qu’est-ce que tu fais ? On va être en retard !
Sous le jet brûlant de la douche, Anna percevait à peine la voix de Laurent. Elle fixait simplement les gouttes qui explosaient à ses pieds, savourant les lignes qui crépitaient sur sa nuque, redressant parfois son visage sous les tresses liquides. Tout son corps était amolli, alangui, gagné par la fluidité de l’eau. A l’image de son esprit, parfaitement docile.
Grâce au somnifère, elle avait réussi à dormir quelques heures. Ce matin elle se sentait lisse, neutre, indifférente à ce qui pouvait lui arriver. Son désespoir se confondait avec un calme étrange. Une sorte de paix distanciée.
— Anna ? Dépêche-toi, enfin !
— Voilà ! J’arrive.
Elle sortit de la cabine de douche et sauta sur le caillebotis posé devant le lavabo. 8 heures 30 : Laurent, habillé, parfumé, trépignait derrière la porte de la salle de bains. Elle s’habilla rapidement, se glissant dans ses sous-vêtements puis dans une robe de laine noire. Un fourreau sombre, signé Kenzo, qui évoquait un deuil stylisé et futuriste.
Tout à fait de circonstance.
Elle attrapa une brosse et se coiffa. A travers la vapeur de la douche, elle ne voyait dans le miroir qu’un reflet troublé : elle préférait cela.
Dans quelques jours, quelques semaines peut-être, sa réalité quotidienne serait à l’image de cette glace opaque. Elle ne reconnaîtrait rien, ne verrait rien, deviendrait étrangère à tout ce qui l’entourait. Elle ne s’occuperait même plus de sa propre démence, la laissant détruire ses dernières parcelles de raison.
— Anna ?
— Voilà !
Elle sourit à la hâte de Laurent. Peur d’être en retard au bureau ou pressé de larguer son épouse cinglée ?
La buée s’estompait sur la glace. Elle vit apparaître son visage, rougi, gonflé par l’eau chaude. Mentalement, elle dit adieu à Anna Heymes. Et aussi à Clothilde, à la Maison du Chocolat, à Mathilde Wilcrau, la psychiatre aux lèvres coquelicot…
Elle s’imaginait déjà à l’institut Henri-Becquerel. Une chambre blanche, fermée, sans contact avec la réalité. Voilà ce qu’il lui fallait. Elle était presque impatiente de s’en remettre à des mains étrangères, de s’abandonner aux infirmières.
Elle commençait même à apprivoiser l’idée d’une biopsie, d’une sonde qui descendrait, lentement, dans son cerveau et trouverait peut-être l’origine de son mal. En réalité, elle se moquait de guérir. Elle voulait simplement disparaître, s’évaporer, ne plus gêner les autres…
Anna se coiffait toujours quand tout s’arrêta.
Dans le miroir, sous sa frange, elle venait de remarquer trois cicatrices verticales. Elle ne put y croire. De sa main gauche, elle effaça les dernières traces de buée et s’approcha, la respiration coupée. Les marques étaient infimes, mais bien là, alignées sur son front.
Les cicatrices de chirurgie esthétique.
Celles qu’elle avait vainement cherchées cette nuit.
Elle se mordit le poing pour ne pas hurler et se plia en deux, sentant son ventre se soulever en un jet de lave.
— Anna ! Mais qu’est-ce que tu fous ?
Les appels de Laurent lui semblaient provenir d’un autre monde.
Secouée de tremblements, Anna se releva, scruta de nouveau son reflet. Elle tourna la tête et abaissa d’un doigt son oreille droite. Elle trouva la ligne blanchâtre qui s’étirait sur la crête du lobe. Derrière l’autre oreille, elle découvrit exactement le même sillon.
Elle recula, tentant de maîtriser ses tremblements, les deux mains en appui sur le lavabo. Puis elle leva le menton, à la recherche d’un autre indice, la trace minuscule qui révélerait une opération de liposuccion. Elle n’eut aucun mal à la repérer.
Un vertige s’ouvrait en elle.
Une chute libre au fond de son ventre.
Elle baissa la tête, écarta ses cheveux en quête du dernier signe : la suture en forme de S, qui trahissait un prélèvement osseux. Le serpent rosâtre l’attendait sur le cuir chevelu, à la manière d’un reptile intime, immonde.