Anna n’était ni étonnée ni effrayée par cette cour des Miracles. Au contraire. Ce bunker lui paraissait le lieu idéal pour passer inaperçue.
Quatre heures auparavant, elle avait entraîné le pope au fond de la crypte. Elle lui avait expliqué qu’elle était d’origine russe, fervente pratiquante, qu’elle était atteinte d’une maladie grave et qu’elle voulait être inhumée dans ce lieu sacré. Le religieux s’était montré sceptique mais l’avait tout de même écoutée durant plus d’une demi-heure. Il l’avait ainsi abritée malgré lui pendant que les hommes aux brassards rouges écumaient le quartier.
Lorsqu’elle était revenue à la surface, la voie était libre. Le sang de sa blessure avait coagulé. Elle pouvait évoluer dans les rues, le bras glissé sous son kimono, sans trop attirer l’attention. Avançant au pas de course, elle bénissait Kenzo et les fantaisies de la mode qui permettaient qu’on porte une robe de chambre en ayant l’air, tout simplement, dans le coup.
Durant plus de deux heures, elle avait erré ainsi, sans repères, sous la pluie, se perdant dans la foule des Champs-Elysées. Elle s’efforçait de ne pas réfléchir, de ne pas s’approcher des gouffres béants qui cernaient sa conscience.
Elle était libre, vivante.
Et c’était déjà beaucoup.
A midi, place de la Concorde, elle avait pris le métro. La ligne n° 1, direction Château de Vincennes. Assise au fond d’un wagon, elle avait décidé, avant même d’envisager la moindre solution de fuite, d’obtenir une confirmation. Elle avait énuméré, mentalement, les hôpitaux qui se trouvaient sur sa ligne et s’était décidée pour Saint-Antoine, tout proche de la station Bastille.
Elle attendait maintenant depuis vingt minutes, quand un médecin apparut, tenant une grande enveloppe de radiographie. Il la déposa sur un comptoir désert puis se pencha pour fouiller dans un des tiroirs du bureau. Elle bondit à sa rencontre :
— Je dois vous voir tout de suite.
— Attendez votre tour, jeta-t-il par-dessus son épaule sans même la regarder. Les infirmières vous appelleront.
Anna lui saisit le bras :
— Je vous en prie. Je dois faire une radiographie.
L’homme se retourna avec humeur mais son expression changea lorsqu’il la découvrit.
— Vous êtes passée à l’accueil ?
— Non.
— Vous n’avez pas donné votre carte Vitale ?
— Je n’en ai pas.
L’urgentiste la contempla des pieds à la tête. C’était un grand gaillard très brun, en chasuble blanche et sabots de liège. Avec sa peau bronzée, sa blouse en V ouverte sur un torse velu et une chaîne en or, il ressemblait à un dragueur de comédie italienne. Il la détailla sans aucune gêne, un sourire de connaisseur collé aux lèvres. D’un geste, il désigna le kimono déchiré, le sang coagulé :
— C’est pour votre bras ?
— Non. Je… J’ai mal au visage. Je dois faire une radiographie.
Il fronça un sourcil, se gratta les poils du torse — le crin dur de l’étalon.
— Vous avez fait une chute ?
— Non. Je dois avoir une névralgie faciale. Je ne sais pas.
— Ou simplement une sinusite. (Il lui fit un clin d’œil.) Il y en a plein en ce moment.
Il lança un regard sur la salle et ses pensionnaires : le junkie, le saoulard, la grand-mère… La troupe habituelle. Il soupira ; il paraissait tout à coup disposé à s’accorder une petite trêve en compagnie d’Anna.
Il la gratifia d’un large sourire, modèle Côte d’Azur, et susurra d’une voix chaude :
— On va vous passer au scanner, la miss. Un panoramique. (Il attrapa sa manche déchirée.) Mais d’abord, pansement.
Une heure plus tard, Anna se tenait sous la galerie de pierre qui borde les jardins de l’hôpital ; le médecin lui avait permis d’attendre là les résultats de son examen.
Le temps avait changé, des flèches de soleil se diluaient dans l’averse, la transformant en une brume d’argent, à la clarté irréelle. Anna observait avec attention les soubresauts de la pluie sur les feuilles des arbres, les flaques miroitantes, les fins ruisseaux qui se dessinaient entre les graviers et les racines des bosquets. Ce petit jeu lui permettait de maintenir encore le vide dans son esprit et de maîtriser sa panique latente. Surtout pas de questions. Pas encore.
Des sabots claquèrent sur sa droite. Le médecin revenait, longeant les arcades de la galerie, clichés en main. Il ne souriait plus du tout.
— Vous auriez dû me parler de votre accident.
Anna se leva.
— Mon accident ?
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Un truc en voiture, non ?
Elle recula avec frayeur. L’homme secoua la tête, incrédule :
— C’est dingue ce qu’ils font maintenant en chirurgie plastique. Jamais j’aurais pu deviner en vous voyant…
Anna lui arracha le scanner des mains.
L’image montrait un crâne fissuré, suturé, recollé en tous sens. Des lignes noires révélaient des greffes, à hauteur du front et des pommettes ; des failles autour de l’orifice nasal trahissaient une refonte complète du nez ; des vis, au coin des maxillaires et des tempes, maintenaient des prothèses.
Anna partit d’un rire brisé, un rire-sanglot, avant de s’enfuir sous les arcades.
Le scanner virevoltait dans sa main comme une flamme bleue.
QUATRE
23
Depuis deux jours, ils sillonnaient le quartier turc.
Paul Nerteaux ne comprenait pas la stratégie de Schiffer. Dès le dimanche soir, ils auraient dû foncer chez Marek Cesiuz, alias Marius, responsable de l’Iskele, principal réseau d’immigrés clandestins turcs. Ils auraient dû secouer le négrier et dénicher les fiches d’identité des trois victimes.
Au lieu de cela, le Chiffre avait voulu renouer avec « son » quartier ; retrouver ses marques, disait-il. Depuis deux jours, il flairait, frôlait, observait son ancien territoire, sans jamais interroger qui que ce soit. Seule la pluie battante leur avait permis de rester invisibles au fond de leur bagnole — de voir sans être vus.
Paul rongeait son frein mais il devait admettre qu’en quarante-huit heures, il en avait plus appris sur la Petite Turquie qu’en trois mois d’enquête.
Jean-Louis Schiffer lui avait d’abord présenté les diasporas annexes. Ils s’étaient rendus dans le passage Brady, boulevard de Strasbourg, au cœur du monde indien. Sous une longue verrière, des boutiques minuscules et bigarrées, des restaurants obscurs et tendus de paravents s’alignaient ; des serveurs haranguaient les passants, alors que des femmes en sari laissaient la parole à leur nombril, parmi de puissantes odeurs d’épices. Par ce temps pluvieux, alors que les bouffées d’averse s’engouffraient et vivifiaient chaque senteur, on aurait pu se croire dans un bazar de Bombay, en pleine mousson.
Schiffer lui avait montré les échoppes qui servaient de points de rencontre aux Hindis, aux Bengalis, aux Pakistanais. Il lui avait désigné les chefs de chaque confession : hindouistes, musulmans, jaïns, sikhs, bouddhistes… En quelques pas-de-portes, il avait détaillé ce concentré d’exotisme qui, selon lui, ne demandait qu’à se diluer.
— Dans quelques années, avait-il ricané, ce sont les sikhs qui feront la circulation dans le 10e arrondissement.
Puis ils s’étaient postés, rue du Faubourg-Saint-Martin, face aux commerces des Chinois. Des épiceries qui ressemblaient à des cavernes, saturées d’odeurs d’ail et de gingembre ; des restaurants aux rideaux tirés qui s’entrouvraient comme des écrins de velours ; des boutiques de traiteurs, scintillantes de vitrines et de comptoirs chromés, colorées de salades et de beignets rissolés. A distance, Schiffer lui avait présenté les principaux responsables de la communauté ; des marchands dont la boutique ne représentait que cinq pour cent de leur véritable activité.