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— Et alors ? souffla-t-elle.

Il ouvrit ses mains en un mouvement qui se voulait rassurant :

— Alors, tout va bien. Langage. Vision. Mémoire. Chaque aire s’est activée normalement.

— Sauf quand on m’a soumis le portrait de Laurent.

Ackermann se pencha sur son bureau et fit pivoter l’écran de son ordinateur. Anna découvrit l’image numérisée d’un cerveau. Une coupe de profil, vert luminescent ; l’intérieur était absolument noir.

— Ton cerveau au moment où tu observais la photographie de Laurent. Aucune réaction. Aucune connexion. Une image plate.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Le neurologue se redressa et fourra de nouveau ses mains dans ses poches. Il bomba le torse en une posture théâtrale : c’était le grand moment du verdict.

— Je pense que tu souffres d’une lésion.

— Une lésion ?

— Qui touche spécifiquement la zone de reconnaissance des visages.

Anna était stupéfaite :

— Il existe une zone des… visages ?

— Oui. Un dispositif neuronal spécialisé dans cette fonction, situé dans l’hémisphère droit, dans la partie ventrale du temporal, à l’arrière du cerveau. Ce système a été découvert dans les années 50. Des personnes qui avaient été victimes d’un accident vasculaire dans cette région ne reconnaissaient plus les visages. Depuis, grâce au Petscan, nous l’avons localisée avec plus de précision encore. On sait par exemple que cette aire est particulièrement développée chez les « physionomistes », les types qui surveillent l’entrée des boîtes, des casinos.

— Mais je reconnais la plupart des visages, tenta-t-elle d’argumenter. Pendant le test, j’ai identifié tous les portraits…

— Tous les portraits, sauf celui de ton mari. Et ça, c’est une piste sérieuse.

Ackermann joignit ses deux index sur ses lèvres, dans un signe ostentatoire de réflexion. Quand il n’était pas glacé, il devenait emphatique :

— Nous possédons deux types de mémoires. Il y a ce que nous apprenons à l’école et ce que nous apprenons dans notre vie personnelle. Ces deux mémoires n’empruntent pas le même chemin au sein du cerveau. Je pense que tu souffres d’un défaut de connexion entre l’analyse instantanée des visages et leur comparaison avec tes souvenirs personnels. Une lésion barre la route à ce mécanisme. Tu peux reconnaître Einstein, mais pas Laurent, qui appartient à tes archives privées.

— Et… ça se soigne ?

— Tout à fait. Nous allons déplacer cette fonction dans une partie saine de ta tête. C’est un des avantages du cerveau : sa plasticité. Pour cela, tu vas devoir suivre une rééducation : une sorte d’entraînement mental, des exercices réguliers, soutenus par des médicaments adaptés.

Le ton grave du neurologue démentait cette bonne nouvelle.

— Où est le problème ? demanda Anna.

— Dans l’origine de la lésion. Là, je dois avouer que je cale. Nous n’avons aucun signe de tumeur, aucune anomalie neurologique. Tu n’as pas subi de traumatisme crânien, ni d’accident vasculaire qui aurait privé d’irrigation cette partie du cerveau (il fit claquer sa langue). Il va falloir pratiquer de nouvelles analyses, plus profondes, afin d’affiner le diagnostic.

— Quelles analyses ?

Le médecin s’assit derrière son bureau. Son regard laqué se posa sur elle :

— Une biopsie. Un infime prélèvement de tissu cortical.

Anna mit quelques secondes à comprendre, puis une bouffée de terreur lui monta au visage. Elle se tourna vers Laurent mais vit qu’il lançait déjà un regard entendu à Ackermann. La peur céda la place à la colère : ils étaient complices. Son sort était réglé ; sans doute depuis le matin même. Les mots tremblèrent entre ses lèvres :

— Il n’en est pas question.

Le neurologue sourit pour la première fois. Un sourire qui se voulait réconfortant, mais apparaissait totalement artificiel :

— Tu ne dois avoir aucune appréhension. Nous pratiquerons une biopsie stéréotaxique. Il s’agit d’une simple sonde qui…

— Personne ne touchera à mon cerveau.

Anna se leva et s’enroula dans son châle ; des ailes de corbeau doublées d’or. Laurent prit la parole :

— Tu ne dois pas le prendre comme ça. Eric m’a assuré que…

— Tu es de son côté ?

— Nous sommes tous de ton côté, assura Ackermann.

Elle recula pour mieux englober les deux hypocrites.

— Personne ne touchera à mon cerveau, répéta-t-elle d’une voix qui s’affirmait. Je préfère perdre complètement la mémoire, ou crever de ma maladie. Je ne remettrai jamais les pieds ici.

Elle hurla soudain, prise de panique :

— Jamais, vous entendez ?

3

Elle courut dans le couloir désert, dévala les escaliers, puis s’arrêta net sur le seuil de l’immeuble. Elle sentit le vent froid appeler son sang sous sa chair. Le soleil inondait la cour. Anna songea à une clarté d’été, sans chaleur ni feuilles aux arbres, qu’on aurait glacée pour mieux la conserver.

De l’autre côté de la cour, Nicolas, le chauffeur, l’aperçut et jaillit de la berline pour lui ouvrir la portière. Anna lui fit un signe de tête négatif. D’une main tremblante, elle chercha dans son sac une cigarette, l’alluma, puis savoura la saveur acre qui emplissait sa gorge.

L’institut Henri-Becquerel regroupait plusieurs immeubles de quatre étages, qui encadraient un patio ponctué d’arbres et de buissons serrés. Les façades ternes, grises ou rosés, affichaient des avertissements vindicatifs : INTERDIT D’ENTRER SANS AUTORISATION ; STRICTEMENT RÉSERVÉ AU PERSONNEL MÉDICAL ; ATTENTION DANGER. Le moindre détail lui semblait hostile dans ce foutu hôpital.

Elle aspira encore une bouffée de cigarette, de toute sa gorge ; le goût du tabac brûlé l’apaisa, comme si elle avait jeté sa colère dans ce minuscule brasier. Elle ferma les paupières, plongeant dans le parfum étourdissant.

Des pas derrière elle.

Laurent la contourna sans un regard, traversa la cour puis ouvrit la portière arrière de la voiture. Il l’attendait, battant le bitume de ses mocassins cirés, le visage crispé. Anna balança sa Marlboro et le rejoignit. Elle se glissa sur le siège en cuir. Laurent fit le tour du véhicule et s’installa à ses côtés. Après ce petit manège silencieux, le chauffeur démarra et descendit la pente du parking, dans une lenteur de vaisseau spatial.

Devant la barrière blanche et rouge du portail, plusieurs soldats montaient la garde.

— Je vais récupérer mon passeport, prévint Laurent.

Anna regardait ses mains : elles tremblaient toujours. Elle extirpa un poudrier de son sac et s’observa dans le miroir ovale. Elle s’attendait presque à découvrir des marques sur sa peau, comme si son bouleversement intérieur avait eu la violence d’un coup de poing. Mais non, elle avait le même visage poli et régulier, la même pâleur de neige, encadrée de cheveux noirs coupés à la Cléopâtre ; les mêmes yeux étirés vers les tempes, bleu sombre, dont les paupières s’abaissaient lentement, avec la paresse d’un chat.

Elle aperçut Laurent qui revenait. Il s’inclinait dans le vent, relevant le col de son manteau noir. Elle ressentit tout à coup la chaleur d’une onde. Le désir. Elle le contempla encore : ses boucles blondes, ses yeux saillants, ce tourment qui plissait son front… Il plaquait contre lui les pans de son manteau d’une main incertaine. Un mouvement de gamin craintif, précautionneux, qui ne cadrait pas avec sa puissance de haut fonctionnaire. Comme lorsqu’il commandait un cocktail et qu’il décrivait à coups de petites pincées les dosages qu’il souhaitait. Ou lorsqu’il glissait ses deux mains entre ses cuisses, épaules relevées, pour manifester le froid ou la gêne. C’était cette fragilité qui l’avait séduite ; ces failles, ces faiblesses, qui contrastaient avec son pouvoir réel. Mais qu’aimait-elle encore chez lui ? De quoi se souvenait-elle ?