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— Jamais se fier à ces enfoirés, avait-il grincé. Pas un seul qui marche droit. Leur tête est comme leur bouffe. Pleine de trucs coupés en quatre. Bourrée de glutamate, pour t’endormir la tête.

Plus tard encore, ils étaient retournés sur le boulevard de Strasbourg où les coiffeurs antillais et africains se disputaient le trottoir avec les grossistes de produits cosmétiques et les vendeurs de farces et attrapes. Des groupes de Noirs, sous les auvents des magasins, s’abritaient de la pluie et offraient un parfait kaléidoscope des ethnies qui hantaient le boulevard. Baoulés et Mbochis et Bétés de Côte-d’Ivoire, Laris du Congo, Ba Congos et Baloubas, de l’ex-Zaïre, Bamélékés et Ewondos du Cameroun…

Paul était intrigué par ces Africains, toujours présents, et parfaitement oisifs. Il savait que la plupart étaient trafiquants ou escrocs mais il ne pouvait se défendre d’une certaine tendresse à leur égard. Leur légèreté d’esprit, leur humour, et cette vie tropicale qu’ils imposaient à même l’asphalte, l’exaltaient. Les femmes, surtout, le fascinaient. Leurs regards lisses et noirs lui semblaient entretenir une complicité mystérieuse avec leur chevelure lustrée, tout juste défrisée chez Afro 2000 ou Royal Coiffure. Des fées de bois brûlé, des masques de satin aux grands yeux sombres…

Schiffer lui avait servi une description plus réaliste — et circonstanciée :

— Les Camerounais sont les rois du faux, billets et cartes bleues. Les Congolais ne marchent que dans la sape : fringues volées, marques détournées, etc. Les Ivoiriens, on les surnomme « 36 15 ». Spécialisés dans les fausses associations caritatives. Ils trouveront toujours le moyen de te taper pour les affamés d’Ethiopie ou les orphelins d’Angola. Bel exemple de solidarité. Mais les plus dangereux sont les Zaïrois. Leur empire, c’est la drogue. Ils règnent sur tout le quartier. Les Blacks sont les pires de tous, avait-il conclu. Des purs parasites. Ils n’ont qu’une raison d’être : nous sucer le sang.

Paul ne répondait à aucune de ses réflexions racistes. Il avait décidé de se fermer à tout ce qui ne concernait pas directement l’enquête. Il ne visait que les résultats, écartant toute autre considération. D’ailleurs, il avançait en douce sur d’autres fronts. Il avait engagé deux enquêteurs du SARIJ, Naubrel et Matkowska, afin qu’ils creusent la piste des caissons à haute pression. Les deux lieutenants avaient déjà visité trois hôpitaux, pour n’obtenir que des réponses négatives. Ils enquêtaient maintenant sur les terrassiers qui travaillent dans les profondeurs de Paris, en surpression, pour empêcher les nappes phréatiques d’inonder leurs chantiers. Chaque soir, ces ouvriers utilisent un caisson de décompression. Les ténèbres, les souterrains… Paul sentait bien cette voie. Il attendait un rapport des OPJ dans la journée.

Il avait aussi chargé un jeune type de la BAC, la Brigade anticriminalité, de collecter pour lui d’autres guides, d’autres catalogues archéologiques sur la Turquie. Le flic lui avait déposé la veille la première livraison à son domicile, rue du Chemin-Vert, dans le 11e arrondissement. Une liasse qu’il n’avait pas encore eu le temps d’étudier mais qui peuplerait bientôt ses insomnies.

Le deuxième jour, ils avaient pénétré le territoire turc proprement dit. Ce périmètre était délimité, au sud, par les boulevards Bonne-Nouvelle et Saint-Denis ; à l’ouest, par la rue du Faubourg-Poissonnière et, à l’est, par la rue du Faubourg-Saint-Martin. Au nord, une pointe dessinée par la rue La Fayette et le boulevard Magenta coiffait le district. L’épine dorsale du quartier était le boulevard de Strasbourg, qui montait droit jusqu’à la gare de l’Est et partait en ramifications nerveuses sur ses côtés : rue des Petites-Ecuries, rue du Château-d’Eau… Le cœur de la zone battait au fond de la station de métro Strasbourg-Saint-Denis, qui irriguait ce fragment d’Orient.

D’un point de vue architectural, le quartier n’offrait rien de particulier : des immeubles gris, vétustés, parfois restaurés, souvent décrépits, qui semblaient avoir vécu mille vies. Ils possédaient toujours la même topographie : le rez-de-chaussée et le premier étage accueillaient les boutiques ; le deuxième et le troisième les ateliers ; les étages supérieurs, jusqu’aux combles, abritaient les habitations — des appartements surpeuplés, coupés en deux, en trois, en quatre, qui dépliaient leur surface comme de petits papiers.

Il régnait dans ces rues une atmosphère de transit, une impression de passage. De nombreux commerces semblaient voués au mouvement, au nomadisme, à une existence précaire, toujours sur le qui-vive. On trouvait des cahutes de sandwichs, pour manger sur le pouce, à fleur de trottoir ; des agences de voyages, pour mieux arriver ou repartir ; des boutiques de change, pour acquérir des euros ; des stands de photocopie, pour dupliquer ses papiers d’identité… Sans compter les innombrables agences immobilières et panneaux : BAIL À CÉDER, À VENDRE…

Paul percevait dans tous ces indices la puissance d’un exode permanent, d’un fleuve humain, à la source lointaine, qui coulait sans trêve ni cohérence à l’intérieur de ces rues. Pourtant, ce quartier possédait une autre raison d’être : la confection de vêtements. Les Turcs ne contrôlaient pas ce métier, tenu par la communauté juive du Sentier, mais ils s’étaient imposés, depuis les grandes migrations des années 50, comme un maillon essentiel de la chaîne. Ils fournissaient les grossistes grâce à leurs centaines d’ateliers et d’ouvriers à domicile ; des milliers de mains travaillant des milliers d’heures, qui pouvaient — presque — concurrencer les Chinois. Les Turcs avaient en tout cas le bénéfice de l’ancienneté et une position sociale un rien plus légale.

Les deux policiers avaient plongé dans ces rues encombrées, agitées, étourdissantes. Au gré des livreurs, des camions ouverts, des sacs, des ballots, des vêtements passant de main en main. Le Chiffre avait joué encore au guide. Il connaissait les noms, les propriétaires, les spécialités. Il évoquait les Turcs qui lui avaient servi d’indics, les coursiers qu’il « tenait » pour telle ou telle raison, les restaurateurs qui lui « devaient ». La liste semblait infinie. Paul avait d’abord tenté de prendre des notes, puis il avait abandonné. Il s’était laissé porter par les explications de Schiffer tout en observant l’agitation qui les entourait, en s’imprégnant des cris, des klaxons, des odeurs de pollution — de tout ce qui composait le grain du quartier.

Enfin, le mardi à midi, ils avaient franchi l’ultime frontière pour accéder au noyau central. Le bloc compact qu’on appelait « la Petite Turquie », couvrant la rue des Petites-Ecuries, la cour et le passage du même nom, la rue d’Enghien, la rue de l’Echiquier et la rue du Faubourg-Saint-Denis. Quelques hectares seulement, où la plupart des immeubles, des combles, des caves étaient strictement peuplés de Turcs.

Cette fois, Schiffer avait procédé à un véritable décryptage, lui livrant les codes et les clés de ce village unique. Il avait révélé les raisons d’être de chaque porche, de chaque bâtiment, de chaque fenêtre. Cette arrière-cour qui s’ouvrait sur un hangar et abritait en réalité une mosquée ; ce local non meublé, au fond d’un patio, qui était un foyer d’extrême gauche… Schiffer avait éclairé toutes les lanternes de Paul, levant les mystères qui le taraudaient depuis des semaines. Comme l’énigme de ces types blonds vêtus de noir toujours postés dans la cour des Petites-Ecuries :