Ils s’enfoncèrent parmi les corps serrés, mouvants, oscillants ; un flot frénétique d’épaules et de hanches trépignant en cadence, réponse brutale, instinctive, aux rythmes crachés par la scène. Les deux flics, jouant des coudes et des genoux, parvinrent à atteindre l’estrade.
Schiffer bifurqua à droite, sous les couinements suraigus des guitares qui jaillissaient des enceintes. Paul avait du mal à le suivre. Il l’aperçut qui s’entretenait avec un videur, sous le souffle furieux de la sono. L’homme acquiesça et ouvrit une porte invisible. Paul eut juste le temps de se glisser dans la faille.
Ils débouchèrent dans un boyau étroit, à peine éclairé. Des affiches brillaient sur les murs. Sur la plupart d’entre elles, le croissant turc, associé au marteau communiste, formait un symbole politique éloquent. Schiffer expliqua :
— Marius dirige un foyer d’extrême gauche, rue Jarry. Ce sont ses petits copains qui ont foutu le feu aux prisons turques l’année dernière.
Paul avait vaguement entendu parler de ces émeutes, mais il ne posa aucune question. Il n’était pas d’humeur géopolitique. Les deux hommes se mirent en marche. L’écho sourd de la musique frappait dans leur dos. Schiffer ricana, sans ralentir :
— Le coup des concerts, c’est bien vu. Un vrai marché captif !
— Comprends pas.
— Marius bricole aussi dans la drogue. Ecstasy. Amphètes. Tout ce qui est à base de speed (Paul tiqua), ou de LSD. Il développe sa propre clientèle avec ses concerts. Il gagne sur tous les tableaux.
Sur une impulsion, Paul demanda.
— Un Black Bombay, vous savez ce que c’est ?
— Un truc qui se fait beaucoup, ces dernières années. Un Ecstasy coupé avec de l’héroïne.
Comment un bonhomme de cinquante-neuf ans, tout juste sorti de l’hospice, pouvait-il connaître les dernières tendances en matière d’Ecstasy ? Encore un mystère.
— C’est idéal pour te faire redescendre, ajouta-t-il. Après l’excitation du speed, l’héroïne te ramène au calme. Tu passes en douceur des yeux en soucoupes aux pupilles en têtes d’épingle.
— En têtes d’épingle ?
— Mais oui, l’héroïne fait dormir. Un junk pique toujours du nez. (Il s’arrêta.) Je comprends pas. T’as jamais travaillé sur une affaire de drogue ou quoi ?
— J’ai fait quatre ans à la répression des drogues. Ça ne fait pas de moi un défoncé.
Le Chiffre lui servit son plus beau sourire :
— Comment tu veux combattre le mal si t’y as pas goûté ? Comment tu veux comprendre l’ennemi si tu connais pas ses atouts ? Il faut savoir ce que les mômes cherchent dans cette merde. La force de la drogue, c’est que c’est bon. Putain, si tu sais pas ça, c’est même pas la peine de t’attaquer à la défonce.
Paul se souvint de sa première idée : Jean-Louis Schiffer, le père de tous les flics. Mi-héros, mi-démon. Le meilleur et le pire réunis en un seul homme.
Il ravala sa colère. Son partenaire s’était remis en marche. Un dernier virage et deux colosses en manteau de cuir apparurent, encadrant une porte peinte en noir.
Le flic peigné en brosse brandit une carte tricolore. Paul tressaillit : d’où sortait-il ce vestige ? Ce détail lui parut confirmer la nouvelle donne : c’était maintenant le Chiffre qui tenait la barre. Comme pour l’achever, il se mit à parler turc.
Le garde du corps hésita, puis leva la main pour frapper à la porte. Schiffer l’arrêta d’un geste et actionna lui-même la poignée. En entrant, il cracha à Paul par-dessus son épaule :
— Pendant l’interrogatoire, je veux pas t’entendre.
Paul voulut balancer une vanne bien sentie mais il n’était plus temps de répondre. Cette entrevue allait être son laboratoire.
25
— Salaam aleikoum, Marius !
L’homme affalé dans son fauteuil faillit tomber à la renverse.
— Schiffer…? Aleikoum salaam, mon frère !
Marek Cesiuz s’était déjà ressaisi. Il se leva et contourna son bureau de fer, affichant un large sourire. Il portait un maillot de football rouge et or, les couleurs du club de Galatasaray. Décharné, il flottait dans l’étoffe satinée à la manière d’une banderole sur la tribune d’un stade. Impossible de lui donner un âge précis. Ses cheveux roux-gris évoquaient des cendres mal éteintes ; ses traits étaient crispés en une expression de joie froide qui lui donnait un air sinistre d’enfant-vieillard ; sa peau cuivrée accentuait son faciès d’automate et se confondait avec sa chevelure de rouille.
Les deux hommes s’embrassèrent avec effusion. Le bureau sans fenêtre, encombré de paperasses, était saturé de fumée. Des brûlures de mégots constellaient la moquette du sol. Les objets de décoration semblaient tous dater des années 70 : armoires argentées et lucarnes arrondies, tabourets tam-tam, lampes suspendues comme des mobiles, à abat-jour coniques.
Paul repéra, dans un coin, du matériel d’imprimerie. Une photocopieuse, deux relieuses, un massicot — le parfait nécessaire du militant politique.
Le rire gras de Marius couvrait les battements lointains de la musique :
— Y a combien de temps ?
— A mon âge, j’évite de compter.
— Tu nous manquais, mon frère. Tu nous manquais vraiment.
Le Turc parlait un français sans accent. Ils s’embrassèrent de nouveau ; la comédie jouait à plein.
— Et les enfants ? fit Schiffer d’un ton goguenard.
— Ils grandissent trop vite. J’les quitte pas des yeux. Trop peur de rater quelque chose !
— Et mon petit Ali ?
Marius envoya un crochet vers le ventre de Schiffer qu’il arrêta net avant de le toucher.
— C’est le plus rapide !
Soudain, il parut remarquer Paul. Ses yeux se glacèrent alors que ses lèvres souriaient toujours.
— Tu reprends du service ? demanda-t-il au Chiffre.
— Simple consultation. Je te présente Paul Nerteaux, capitaine à la DPJ.
Paul hésita, tendit la main, mais personne ne la lui saisit en retour. Il contempla ses doigts en suspens, dans cette pièce trop éclairée, pleine de sourires en toc et d’odeurs de clope, puis, pour garder une contenance, hasarda un coup d’œil sur la pile de tracts posée à sa droite.
— Toujours ta prose de bolchevik ? remarqua Schiffer.
— Les idéaux, c’est ce qui nous maintient vivants.
Le policier attrapa une feuille et traduisit à voix haute :
— « Quand les travailleurs maîtriseront leur outil de production… » (Il s’esclaffa.) Je crois que t’as passé l’âge pour ce genre de conneries.
— Schiffer, mon ami, ces conneries nous survivront.
— A condition que quelqu’un les lise encore.
Marius avait retrouvé son sourire complet, lèvres et pupilles à l’unisson :
— Un çay, les amis ?
Sans attendre la réponse, il s’empara d’un gros thermos et remplit trois tasses de terre cuite. Des acclamations firent trembler les murs.
— T’en as pas marre de tes zoulous ?
Marius s’installa de nouveau derrière son bureau, calant son fauteuil à roulettes contre le mur. Il porta doucement la tasse à ses lèvres :
— La musique est un berceau de paix, mon frère. Même celle-là. Au pays, les jeunes écoutent les mêmes groupes que les gamins d’ici. Le rock, c’est ce qui réunira les générations futures. Ce qui fera sauter nos dernières différences.
Schiffer s’appuya sur le massicot et leva sa tasse :