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— Au hard rock !

Marius eut un drôle de mouvement ondulant sous son maillot, exprimant à la fois l’amusement et la lassitude.

— Schiffer, tu n’as pas ramené tes fesses ici, accompagné de ce garçon de surcroît, pour me parler de musique ou de nos vieux idéaux.

Le Chiffre s’assit sur un coin du bureau, toisant un instant le Turc, puis il sortit les clichés macabres de leur enveloppe. Les visages meurtris s’étalèrent sur les brouillons d’affiches. Marek Cesiuz eut un recul dans son fauteuil.

— Mon frère, qu’est-ce que tu me sors là ?

— Trois femmes. Trois corps découverts dans ton quartier. Entre novembre et aujourd’hui. Mon collègue pense qu’il s’agit d’ouvrières clandestines. J’ai pensé que tu pourrais nous en dire plus.

Le ton avait changé. Schiffer semblait avoir cousu chaque syllabe avec du fil barbelé.

— J’ai rien entendu là-dessus, nia Marius.

Schiffer eut un sourire entendu :

— Depuis le premier meurtre, le quartier ne doit parler que de ça. Dis-nous ce que tu sais, on gagnera du temps.

Le trafiquant saisit machinalement un paquet de Karo, les sans-filtre locales, et en sortit une.

— Frère, je sais pas de quoi tu parles.

Schiffer se remit debout et prit le ton d’un bonimenteur de foire :

— Marek Cesiuz. Empereur du faux et du mensonge. Roi du trafic et de la combine…

Il éclata d’un rire bruyant qui était aussi un rugissement, puis coula un regard noir vers son interlocuteur :

— Accouche, mon salaud, avant que je m’énerve.

Le visage du Turc se durcit comme du verre. Parfaitement droit dans son fauteuil, il alluma sa cigarette :

— Schiffer, tu n’as rien. Pas un mandat, pas un témoin, pas un indice. Rien. Tu es juste venu me demander un conseil que je ne peux pas te donner. J’en suis désolé. (Il désigna la porte d’un long trait de fumée grise.) Maintenant, il vaudrait mieux que tu partes avec ton ami et qu’on arrête ici ce malentendu.

Schiffer planta ses talons dans la moquette cramée, face au bureau :

— Il n’y a qu’un malentendu ici, et c’est toi. Tout est faux dans ton putain de bureau. Faux, tes tracts à la con. Tu te bats les couilles des derniers cocos qui croupissent en taule dans ton pays.

— Tu…

— Fausse, ta passion pour la musique. Un musulman comme toi pense que le rock est une émanation de Satan. Si tu pouvais foutre le feu à ta propre salle, tu te gênerais pas.

Marius fit mine de se lever mais Schiffer le repoussa.

— Faux, tes meubles bourrés de paperasses, tes petits airs débordés. Putain. Tout ça ne cache que tes trafics de négrier !

S’approchant du massicot, il en caressa la lame.

— Et on sait bien toi et moi que cet engin ne te sert qu’à séparer les acides que tu reçois sous forme de ruban imprégné de LSD.

Il ouvrit les bras, dans un geste de comédie musicale, prenant à partie le plafond crasseux :

— O mon frère, parle-moi de ces trois femmes avant que je retourne ton bureau et que j’y trouve de quoi t’envoyer à Fleury pour des années !

Marek Cesiuz ne cessait de lancer des regards vers la porte. Le Chiffre se plaça derrière lui, se pencha vers son oreille :

— Trois femmes, Marius. (Il lui massait les deux épaules.) En moins de quatre mois. Torturées, défigurées, larguées sur le trottoir. C’est toi qui les as fait passer en France. Tu me files leurs dossiers et on se casse.

La pulsation lointaine du concert emplissait le silence. On aurait pu croire qu’il s’agissait du cœur du Turc, battant au creux de sa carcasse. Il murmura :

— Je les ai plus.

— Pourquoi ?

— Je les ai détruits. A la mort de chaque fille j’ai balancé la fiche. Pas de traces, pas d’emmerdés.

Paul sentait monter la frousse en lui mais il apprécia la révélation. Pour la première fois, l’objet de son enquête devenait réel. Les trois victimes existaient en tant que femmes : elles étaient en train de naître sous ses yeux. Les Corpus étaient bien des clandestines.

Schiffer se plaça de nouveau face au bureau.

— Surveille la porte, dit-il à Paul, sans lui jeter un regard.

— Qu… quoi ?

— La porte.

Avant que Paul ait pu réagir, Schiffer bondit sur Marius et lui écrasa le visage contre le coin de la table. L’os du nez péta comme une noix sous une pince. Le flic lui releva la tête en une giclée de sang et le plaqua contre le mur :

— Tes fiches, salopard.

Paul se précipita mais Schiffer le repoussa d’une bourrade. Paul porta la main à son arme mais la gueule noire d’un Manhurin 44 Magnum le pétrifia. Le Chiffre avait lâché le Turc et dégainé dans la même seconde :

— Tu surveilles la porte.

Paul resta sidéré. D’où sortait ce flingue ? Déjà, Marius glissait sur sa chaise à roulettes et ouvrait un tiroir.

— Derrière vous !

Schiffer pivota et lui balança son canon en pleine face. Marius fit un tour complet sur son siège et se fracassa parmi des piles de tracts. Le Chiffre l’attrapa par le maillot et lui enfonça le calibre sous la gorge :

— Les fiches, raclure de Turc. Sinon, je te le jure, je te laisse pour mort.

Marek tremblait par secousses ; le sang moussait entre ses dents brisées, alors que son expression joyeuse persistait toujours. Schiffer rengaina et le traîna jusqu’au massicot.

Paul dégaina à son tour et hurla.

— Arrêtez ça !

Schiffer leva la guillotine et y fourra la main droite de l’homme :

— File-moi ces dossiers, sac à merde !

— ARRÊTEZ ÇA OU JE TIRE !

Le Chiffre ne leva même pas les yeux. Il appuya lentement sur la lame. La peau des phalanges se plissa sous le couperet. Le sang jaillit par petites bulles noires. Marius hurla, mais moins fort que Paul :

— SCHIFFER !

Il se cramponnait à deux mains sur la crosse de son arme, plaçant le Chiffre dans sa mire. Il fallait qu’il tire. Il fallait…

La porte s’ouvrit violemment derrière lui. Il se sentit propulsé en avant, roula sur lui-même et se retrouva coincé au pied du bureau de ferraille, la nuque à angle droit.

Les deux gardes du corps dégainaient quand des gouttes de sang les éclaboussèrent. Un sifflement d’hyène emplit la pièce. Paul comprit que Schiffer avait fini le boulot. Il se releva sur un genou et cria, agitant son flingue dans la direction des Turcs :

— Reculez !

Les hommes ne bougeaient pas, hypnotisés par la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Tremblant des pieds à la tête, Paul tendit son 9 millimètres à hauteur de leurs gueules :

— Reculez, putain de Dieu !

Il les frappa au torse avec son canon et parvint à leur faire franchir le seuil à reculons. Il referma la porte avec son dos et put contempler, enfin, le cauchemar à l’œuvre.

Marius sanglotait, à genoux, la main toujours prisonnière du massicot. Ses doigts n’étaient pas complètement tranchés mais les phalanges étaient à nu, les chairs retroussées sur les os. Schiffer tenait toujours le manche, le visage déformé par un rictus sardonique.

Paul rengaina. Il fallait maîtriser ce malade. Il s’apprêtait à charger quand le Turc tendit sa main valide vers une des armoires argentées, à côté de la photocopieuse.

— Les clés ! hurla Schiffer.

Marius tenta de saisir le trousseau fixé à sa ceinture. Le Chiffre le lui arracha et égrena sous son nez chacune des clés ; d’un signe de tête, le Turc désigna celle qui devait ouvrir la serrure.