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L’autre s’efforça de rire mais, Paul le sentait, il avait peur. La trouille les tenait désormais tous les deux. Il allait démarrer quand il s’immobilisa de nouveau — il voulait en avoir le cœur net.

— Chez Marius, cette violence, pourquoi ?

Schiffer observa les sculptures des gargouilles, qui s’élevaient dans les ténèbres. Des diables lovés sur leur perchoir ; des incubes au mufle retroussé ; des démons aux ailes de chauve-souris. Il conserva le silence un moment puis murmura :

— Y avait pas d’autre moyen. Ils ont décidé de rien dire.

— Qui ça : « ils » ?

— Les Turcs. Le quartier est verrouillé, putain ! On va devoir arracher chaque parcelle de vérité.

La voix de Paul se fêla, montant dans l’aigu :

— Mais pourquoi font-ils ça ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous aider ?

Le Chiffre scrutait toujours les gueules de pierre. Sa pâleur concurrençait le plafonnier :

— T’as pas encore compris ? Ils protègent le tueur.

CINQ

27

Entre ses bras, elle avait été une rivière.

Une force fluide, souple, déployée. Elle avait effleuré les nuits et les jours comme l’onde caresse les herbes englouties, sans jamais en altérer l’élan, la langueur. Elle s’était coulée entre ses mains, traversant le clair-obscur des forêts, le lit des mousses, l’ombre des rochers. Elle s’était cambrée face aux clairières de lumière qui éclataient sous ses paupières, quand survenait le plaisir. Puis elle s’était abandonnée de nouveau, en un mouvement lent, translucide sous ses paumes…

Au fil des années, il y avait eu des saisons distinctes. Des roucoulements d’eau, légers, rieurs. Des crinières d’écume secouées de colère. Des gués aussi, des trêves durant lesquelles ils ne se touchaient plus. Mais ces repos étaient suaves. Ils avaient la légèreté des roseaux, la douceur des galets mis à nu.

Lorsque le flux reprenait, les poussant de nouveau jusqu’aux rives ultimes, au-dessus des soupirs, des lèvres entrouvertes, c’était toujours pour mieux atteindre la jouissance unique, où tout n’était qu’un — et l’autre était tout.

— Vous comprenez, docteur ?

Mathilde Wilcrau sursauta. Elle regarda le sofa Knoll, à deux mètres de là — le seul meuble dans la pièce qui ne datât pas du XVIIIe siècle. Un homme y était allongé. Un patient. Perdue dans ses rêveries, elle l’avait complètement oublié, et n’avait pas entendu un mot de son discours.

Elle dissimula son trouble en rétorquant.

— Non, je ne vous comprends pas. Votre formulation n’est pas assez précise. Essayez de traduire cela avec d’autres mots. S’il vous plaît.

L’homme reprit ses explications, nez au plafond, mains croisées sur la poitrine. Mathilde saisit discrètement dans un tiroir une crème hydratante. La fraîcheur du produit sur ses mains la ramena à elle-même. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes. Elle poussait désormais la neutralité du psychanalyste à son point extrême : littéralement, elle n’était plus là. Jadis, elle écoutait les paroles de ses patients avec attention. Elle traquait leurs lapsus, leurs hésitations, leurs dérapages. Petits cailloux blancs qui lui permettaient de remonter la piste de la névrose, du traumatisme… Mais aujourd’hui ?

Elle rangea le tube de crème et continua à s’en enduire les doigts. Nourrir. Irriguer. Apaiser. La voix de l’homme n’était déjà plus qu’une rumeur, qui berçait sa propre mélancolie.

Oui : entre ses bras, elle avait été une rivière. Mais les gués s’étaient multipliés, les trêves étaient devenues plus longues. Elle avait d’abord refusé de s’inquiéter, de discerner dans ces pauses les premiers signes d’une dégradation. Elle s’était aveuglée, à la seule force de son espoir, de sa foi en l’amour. Puis un goût de poussière était né sur sa langue, une courbature lancinante s’était emparée de ses membres. Bientôt, ses propres veines avaient paru s’assécher, rappelant des travées minérales, sans vie. Elle s’était sentie vide. Avant même que les cœurs n’aient mis un nom sur la situation, les corps avaient parlé.

Puis la rupture avait franchi les consciences, et les mots avaient achevé le mouvement : la séparation était devenue officielle. L’ère des formalités avait commencé. Il avait fallu rencontrer le juge, calculer la pension, organiser le déménagement. Mathilde avait été irréprochable. Toujours alerte. Toujours responsable. Mais son esprit était déjà ailleurs. Dès qu’elle le pouvait, elle cherchait à se souvenir, à voyager en elle-même, dans sa propre histoire, étonnée de trouver dans sa mémoire si peu de traces, si peu d’empreintes de jadis. Tout son être ressemblait à un désert brûlé, un site antique où seuls quelques malheureux sillons, à la surface de pierres trop blanches, évoquaient encore le passé.

Elle s’était rassurée en songeant à ses enfants. Ils étaient l’incarnation de son destin, ils seraient sa dernière source. Elle se donna à fond dans cette voie. Elle s’oublia, s’effaça devant ces dernières années d’éducation. Mais ils avaient fini par la quitter, eux aussi. Son fils se perdit dans une ville étrange, à la fois minuscule et immense, constituée uniquement de puces et de microprocesseurs. Sa fille, au contraire, se « trouva » dans les voyages et l’ethnologie. Du moins le prétendait-elle. Ce dont elle était sûre, c’était que sa route était loin de ses parents.

Il lui fallut donc s’intéresser à la dernière personne restée à bord : elle-même. Elle s’accorda tous ses caprices, vêtements, meubles, amants. Elle s’offrit des croisières, des escapades dans des lieux qui l’avaient toujours fait rêver. En pure perte. Ces fantaisies lui semblaient accélérer encore son effondrement, précipiter sa vieillesse.

La désertification poursuivait ses ravages. La morsure du sable ne cessait de s’étendre en elle. Non seulement dans son corps, mais aussi dans son cœur. Elle devenait plus dure, plus âpre envers les autres. Ses jugements étaient péremptoires ; ses positions tranchées, abruptes. La générosité, la compréhension, la compassion la quittaient. Le moindre mouvement d’indulgence lui demandait un effort. Elle souffrait d’une véritable paralysie des sentiments, qui la rendait hostile aux autres.

Elle finit par se fâcher avec ses amis les plus proches et se retrouva seule, vraiment seule. Faute d’adversaire, elle se mit au sport, afin de se confronter à elle-même. Les chemins de la performance passèrent par l’alpinisme, l’aviron, le parapente, le tir… L’entraînement devint pour elle un défi permanent, une obsession qui drainait ses angoisses.

Aujourd’hui, elle était revenue de tous ces excès mais son existence était encore ponctuée d’épreuves récurrentes. Stages de parapente dans les Cévennes ; ascension annuelle des « Dalles », près de Chamonix ; épreuve de triathlon, dans le Val d’Aoste. A cinquante-deux ans, elle possédait une forme physique à faire pâlir d’envie n’importe quelle adolescente. Et elle contemplait chaque jour, avec un soupçon de vanité, les trophées qui scintillaient sur sa commode authentifiée de l’école d’Oppenordt.

En vérité, c’était une autre victoire qui la comblait ; une prouesse intime et secrète. Pas une seule fois, durant ces années de solitude, elle n’avait eu recours aux médicaments. Jamais elle n’avait avalé un anxiolytique ou le moindre antidépresseur.

Chaque matin elle s’observait dans son miroir et se rappelait cette performance. Le joyau de son palmarès. Un brevet personnel d’endurance qui lui prouvait qu’elle n’avait pas épuisé ses réserves de courage et de volonté.