Etait-il possible qu’il ait mené une expérience sur la jeune femme ?
Elle chercha dans son agenda les coordonnées d’une étudiante qui avait suivi ses cours, en 1995, à la faculté de Sainte-Anne. A la quatrième sonnerie, on répondit.
— Valérie Rannan ?
— C’est moi.
— Je suis Mathilde Wilcrau.
— Le professeur Wilcrau ?
Il était plus de 23 heures mais le ton était alerte.
— Mon appel va sans doute vous paraître étrange, surtout à cette heure…
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je souhaitais juste vous poser quelques questions, vous savez, sur votre thèse de doctorat. Votre travail portait bien sur les manipulations mentales et l’isolation sensorielle ?
— Ça n’avait pas l’air de vous intéresser, à l’époque.
Mathilde discerna une inflexion agressive dans cette réponse. Elle avait refusé de diriger les travaux de l’étudiante. Elle ne croyait pas à ce thème de recherche. Pour elle, le lavage de cerveau s’apparentait plutôt à un fantasme collectif, une légende urbaine. Elle adoucit sa voix d’un sourire :
— Oui, je sais. J’étais assez sceptique. Mais j’ai besoin aujourd’hui de renseignements pour un article que je rédige en urgence.
— Demandez toujours.
Mathilde ne savait pas par quoi commencer. Elle n’était même pas sûre de ce qu’elle voulait savoir. Elle lança, un peu au hasard :
— Dans le synopsis de votre thèse, vous écriviez qu’il est possible d’effacer la mémoire d’un sujet. C’est… Enfin, c’est vrai ?
— Ces techniques se sont développées dans les années 50.
— Ce sont les Soviétiques qui pratiquaient cela, non ?
— Les Russes, les Chinois, les Américains, tout le monde. C’était un des principaux enjeux de la guerre froide. Anéantir la mémoire. Détruire les convictions. Modeler les personnalités.
— Quelles méthodes utilisaient-ils ?
— Toujours les mêmes : électrochocs, drogues, isolation sensorielle.
Il y eut un silence.
— Quelles drogues ? reprit Mathilde.
— J’ai surtout travaillé sur le programme de la CIA : le MK-Ultra. Les Américains employaient des sédatifs. Phénotrazine. Sodium amytal. Chlorpromazine.
Mathilde connaissait ces noms ; l’artillerie lourde de la psychiatrie. Dans les hôpitaux, on englobait ces produits sous le terme générique de « camisole chimique ». Mais il s’agissait en réalité de véritables broyeurs, de machines à moudre l’esprit.
— Et l’isolation sensorielle ?
Valérie Rannan ricana :
— Les expériences les plus poussées se sont déroulées au Canada, à partir de 1954, dans une clinique de Montréal. Les psychiatres interrogeaient d’abord leurs patientes, des dépressives. Ils les forçaient à avouer des fautes, des désirs qui leur faisaient honte. Ensuite, ils les enfermaient dans une pièce totalement noire, où on ne pouvait plus repérer ni le sol, ni le plafond, ni les murs. Puis ils leur fixaient un casque de footballeur sur la tête, dans lequel étaient diffusés en boucle des extraits de leur confession. Les femmes entendaient en permanence les mêmes mots, les passages les plus pénibles de leurs aveux. Leurs seuls répits étaient les séances d’électrochocs et les cures de sommeil chimique.
Mathilde lança un bref regard vers Anna, endormie sur le divan. Sa poitrine se soulevait doucement, au fil de sa respiration. L’étudiante poursuivait :
— Quand la patiente ne se souvenait plus ni de son nom ni de son passé, qu’elle n’avait plus aucune volonté, le véritable conditionnement commençait. On changeait les bandes dans le casque : des ordres étaient donnés, des injonctions répétées, qui devaient façonner sa nouvelle personnalité.
Comme tous les psychiatres, Mathilde avait entendu parler de ces aberrations, mais elle ne pouvait se persuader de leur réalité, ni surtout de leur efficacité.
— Quels étaient les résultats ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Les Américains n’ont réussi qu’à produire des zombies. Les Russes et les Chinois semblent avoir obtenu plus de résultats, avec des méthodes à peu près identiques. Après la guerre de Corée, plus de sept mille prisonniers américains sont revenus au pays totalement acquis aux valeurs communistes. Leur personnalité avait été conditionnée.
Mathilde se frotta les épaules ; un froid de sépulcre remontait le long de ses membres.
— Vous pensez que depuis cette époque des laboratoires continuent à travailler dans ces domaines ?
— Bien sûr.
— Quel genre de laboratoires ?
Valérie éclata d’un rire sarcastique :
— Vous êtes vraiment à la masse. On est en train de parler de centres d’études militaires. Toutes les forces armées travaillent sur la manipulation du cerveau.
— En France aussi ?
— En France, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis. Partout où on possède des moyens technologiques suffisants. Il y a toujours de nouveaux produits. En ce moment, on parle beaucoup d’une substance chimique, le GHB, qui efface le souvenir des douze dernières heures qu’on a vécues. On appelle ça la « drogue du violeur » parce que la fille droguée ne se souvient de rien. Je suis sûr que les militaires travaillent actuellement sur ce genre de produits. Le cerveau reste l’arme la plus dangereuse du monde.
— Je vous remercie, Valérie.
Elle parut étonnée :
— Vous ne voulez pas des sources plus précises ? Une bibliographie ?
— Merci. Je vous rappellerai en cas de besoin.
29
Mathilde s’approcha d’Anna, toujours assoupie. Elle ausculta ses bras, en quête de marques d’injections : aucune trace. Elle observa ses cheveux, l’absorption répétée de sédatifs provoquant une inflammation électrostatique du cuir chevelu : aucun signe particulier.
Elle se redressa, stupéfaite d’apporter quelque crédit à l’histoire de cette femme. Non, vraiment, elle se mettait à déjanter elle aussi… A cet instant, elle remarqua de nouveau les cicatrices sur le front — trois traits verticaux, infimes, espacés de quelques centimètres. Malgré elle, elle tâta les tempes, les mâchoires : les prothèses bougeaient sous la peau.
Qui avait fait cela ? Comment Anna pouvait-elle avoir oublié une telle opération ?
Lors de sa première visite, elle avait évoqué l’institut où elle avait effectué ses tests tomographiques. C’est à Orsay. Un hôpital plein de soldats. Mathilde avait noté le nom quelque part dans ses notes.
Elle fouilla rapidement dans son bloc et tomba sur une page couverte de ses idéogrammes habituels. Dans un coin, à droite, elle avait écrit « Henri-Becquerel ».
Mathilde attrapa une bouteille d’eau dans le réduit qui jouxtait son bureau puis, après avoir bu une longue rasade, décrocha son téléphone. Elle composa un numéro :
— René ? C’est Mathilde. Mathilde Wilcrau.
Légère hésitation. L’heure. Les années passées. La surprise… La voix grave demanda enfin :
— Comment ça va ?
— Je ne te dérange pas ?
— Tu plaisantes. C’est toujours un plaisir de t’entendre.
René Le Garrec avait été son maître et professeur lorsqu’elle était interne à l’hôpital du Val-de-Grâce. Psychiatre des armées, spécialiste des traumatismes de guerre, il avait fondé les premières cellules d’urgence médico-psychologiques ouvertes aux victimes d’attentats, de guerres, de catastrophes naturelles. Un pionnier qui avait prouvé à Mathilde qu’on pouvait porter des galons sans être forcément un con.