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Laurent s’installa de nouveau à ses côtés. La barrière se leva. Au passage, il adressa un salut appuyé aux hommes armés. Ce geste respectueux agaça de nouveau Anna. Son désir s’évanouit. Elle demanda avec dureté :

— Pourquoi tous ces flics ?

— Des militaires, rectifia Laurent. Ce sont des militaires.

La voiture se glissa dans la circulation. La place du Général-Leclerc, à Orsay, était minuscule, soigneusement ordonnée. Une église, une mairie, un fleuriste : chaque élément se détachait nettement.

— Pourquoi ces militaires ? insista-t-elle.

Laurent répondit d’un ton distrait :

— C’est à cause de l’Oxygène-15.

— De quoi ?

Il ne la regardait pas, ses doigts tapotaient la vitre.

— L’Oxygène-15. Le traceur qu’on t’a injecté dans le sang pour l’expérience. C’est un produit radioactif.

— Charmant.

Laurent se tourna vers elle ; son expression s’efforçait d’être rassurante mais ses pupilles trahissaient l’irritation :

— C’est sans danger.

— C’est parce que c’est sans danger qu’il y a tous ces gardes ?

— Ne fais pas l’idiote. En France, toute opération impliquant un matériau nucléaire est supervisée par le CEA. Le Commissariat à l’Energie Atomique. Et qui dit CEA, dit militaires, c’est tout. Eric est obligé de travailler avec l’armée.

Anna laissa échapper un ricanement. Laurent se raidit :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Mais il a fallu que tu trouves le seul hôpital d’Ile-de-France où il y a plus d’uniformes que de blouses blanches.

Il haussa les épaules et se concentra sur le paysage. La voiture filait déjà sur l’autoroute, plongeant au fond de la vallée de la Bièvre. Des forêts sombres, brun et rouge ; des descentes et des montées à perte de vue.

Les nuages étaient de retour ; au loin, une lumière blanche peinait à se frayer un chemin parmi les fumées basses du ciel. Pourtant, il semblait qu’à tout moment le glacis du soleil allait prendre le dessus et enflammer le paysage.

Ils roulèrent durant plus d’un quart d’heure avant que Laurent reprenne :

— Tu dois faire confiance à Eric.

— Personne ne touchera à mon cerveau.

— Eric sait ce qu’il fait. C’est un des meilleurs neurologues d’Europe…

— Et un ami d’enfance. Tu me l’as répété mille fois.

— C’est une chance d’être suivie par lui. Tu…

— Je ne serai pas son cobaye.

— Son cobaye ? (Il détacha les syllabes.) Son-co-baye ? Mais de quoi tu parles ?

— Ackermann m’observe. Ma maladie l’intéresse, c’est tout. Ce type est un chercheur, pas un docteur.

Laurent soupira :

— Tu nages en plein délire. Vraiment, tu es…

— Cinglée ? (Elle eut un rire sans joie, s’abattant comme un rideau de fer.) Ce n’est pas un scoop.

Cet éclat de gaieté, lugubre, renforça la colère de son mari :

— Alors quoi ? Tu vas attendre les bras croisés que le mal gagne du terrain ?

— Personne ne dit que ma maladie va progresser.

Il s’agita sur son siège.

— C’est vrai. Excuse-moi. Je dis n’importe quoi.

Le silence emplit de nouveau l’habitacle.

Le paysage ressemblait de plus en plus à un feu d’herbes humides. Rougeâtre, renfrogné, mêlé de brumes grises. Les bois s’étendaient contre l’horizon, d’abord indistincts, puis, à mesure que la voiture se rapprochait, sous forme de griffes sanguines, de ciselures fines, d’arabesques noires…

De temps à autre, un village apparaissait, dardant un clocher de campagne. Puis un château d’eau, blanc, immaculé, vibrait dans la lumière frémissante. Jamais on ne se serait cru à quelques kilomètres de Paris.

Laurent lança sa dernière fusée de détresse :

— Promets-moi au moins d’effectuer de nouvelles analyses. Sans parler de la biopsie. Cela ne prendra que quelques jours.

— On verra.

— Je t’accompagnerai. J’y consacrerai le temps qu’il faudra. Nous sommes avec toi, tu comprends ?

Le « nous » déplut à Anna : Laurent associait encore Ackermann à sa bienveillance. Elle était déjà plus une patiente qu’une épouse.

Tout à coup, au sommet de la colline de Meudon, Paris apparut dans un éclatement de lumière. Toute la ville, déployant ses toits infinis et blancs, se mit à briller à la manière d’un lac gelé, hérissé de cristaux, d’arêtes de givre, de mottes de neige, alors que les immeubles de la Défense simulaient de hauts icebergs. Toute la cité brûlait au contact du soleil, ruisselante de clarté.

Cet éblouissement les plongea dans une stupeur muette ; ils traversèrent le pont de Sèvres puis sillonnèrent Boulogne-Billancourt, sans un mot.

Aux abords de la porte de Saint-Cloud, Laurent demanda :

— Je te dépose à la maison ?

— Non. Au boulot.

— Tu m’avais dit que tu prendrais ta journée.

La voix s’était teintée de reproche.

— Je pensais être plus fatiguée, mentit Anna. Et je ne veux pas lâcher Clothilde. Le samedi, la boutique est prise d’assaut.

— Clothilde, la boutique…, répéta-t-il sur un ton sarcastique.

— Eh bien ?

— Ce boulot, vraiment… Ce n’est pas digne de toi.

— De toi, tu veux dire.

Laurent ne répondit pas. Peut-être n’avait-il même pas entendu la dernière phrase. Il tendait le cou pour voir ce qui se passait devant eux ; la circulation était au point mort sur le boulevard périphérique.

D’un ton d’impatience, il ordonna au chauffeur de les « sortir de là ». Nicolas comprit le message. Il extirpa de la boîte à gants un gyrophare magnétique, qu’il plaqua sur le toit de la voiture. Dans un hurlement de sirène, la Peugeot 607 se dégagea du trafic et reprit de la vitesse.

Nicolas ne lâcha plus l’accélérateur. Doigts crispés sur le dossier du siège avant, Laurent suivait chaque esquive, chaque coup de volant. Il ressemblait à un enfant concentré devant un jeu vidéo. Anna était toujours étonnée de découvrir que, malgré ses diplômes, malgré son poste de directeur au Centre des études et bilans du ministère de l’Intérieur, Laurent n’avait jamais oublié l’excitation du terrain, l’emprise de la rue. « Pauvre flic », pensa-t-elle.

Porte Maillot, ils quittèrent le boulevard périphérique et s’engagèrent dans l’avenue des Ternes ; le chauffeur éteignit enfin sa sirène. Anna entrait dans son univers quotidien. La rue du Faubourg-Saint-Honoré et ses chatoiements de vitrines ; la salle Pleyel et ses longues baies, au premier étage, où s’agitaient des danseuses rectilignes ; les arcades d’acajou de la boutique Mariage Frères où elle achetait ses thés rares.

Avant d’ouvrir sa portière elle dit, reprenant la conversation là où la sirène l’avait interrompue :

— Ce n’est pas simplement un boulot, tu le sais. C’est ma façon de rester en contact avec le monde extérieur. De ne pas devenir totalement givrée dans notre appartement.