Выбрать главу

Anna portait maintenant un manteau en velours cintré, aux manches étroites et longues, un pantalon pattes d’ef’ en soie, des souliers vernis. Cette tenue de soirée lui donnait l’air d’une petite fille en deuil.

Au cinquième étage, enfin, les portes s’ouvrirent. Elles remontèrent un couloir tapissé de carreaux rouges, ponctué de portes aux lucarnes de verre dépoli. Une lumière vague filtrait au fond du corridor. Elles s’approchèrent.

Mathilde ouvrit la porte sans frapper. Le professeur Alain Veynerdi les attendait, debout près d’une paillasse blanche.

De petite taille, la soixantaine allègre, il avait le teint sombre d’un Hindou et la sécheresse d’un papyrus. Sous la blouse immaculée, on devinait une tenue de ville plus impeccable encore. Ses mains étaient manucurées ; ses ongles paraissaient plus clairs que sa peau, petites pastilles nacrées surmontant les phalanges ; ses cheveux gris gominés étaient bien coiffés en arrière. Il ressemblait à une figurine peinte tout droit sortie des bandes dessinées de Tintin. Son nœud papillon brillait comme la clé d’un mécanisme secret, prêt à être remonté.

Mathilde fit les présentations et reprit les grandes lignes du mensonge qu’elle avait déjà servi au biologiste par téléphone. Anna avait eu un accident de voiture, huit mois auparavant. Son véhicule avait été carbonisé, ses papiers brûlés, sa mémoire anéantie. Ses blessures au visage avaient exigé une importante intervention chirurgicale. Le mystère de son identité était donc total.

L’histoire était à peine crédible mais Veynerdi n’évoluait pas dans un univers rationnel. Seul comptait pour lui le défi scientifique que représentait le cas d’Anna.

Il désigna la table en inox :

— Nous allons commencer tout de suite.

— Attendez, protesta Anna. Il serait peut-être temps de me dire de quoi il s’agit, non ?

Mathilde s’adressa à Veynerdi :

— Professeur, expliquez-lui.

Il se tourna vers la jeune femme :

— Je crains qu’il ne faille passer par un petit cours d’anatomie…

— Lâchez vos grands airs avec moi.

Il eut un bref sourire, acide comme un zeste.

— Les éléments qui composent le corps humain se régénèrent selon des cycles spécifiques. Les globules rouges se reproduisent en cent vingt jours. La peau mue intégralement en cinq jours. La paroi intestinale se renouvelle en seulement quarante-huit heures. Pourtant, au fil de cette perpétuelle reconstruction, il existe dans le système immunitaire des cellules qui conservent pendant très longtemps la trace des contacts avec les éléments extérieurs. On les appelle des cellules à mémoire.

Il avait une voix de fumeur, grave et éraillée, qui jurait avec son apparence soignée :

— Au contact des maladies, ces cellules créent des molécules de défense ou de reconnaissance qui portent la marque de l’agression. Quand elles se renouvellent, elles transmettent ce message de protection. Une sorte de souvenir biologique, si vous voulez. Le principe du vaccin repose entièrement sur ce système. Il suffit de mettre une seule fois le corps humain en contact avec l’agent pathogène pour que les cellules produisent durant des années des molécules protectrices. Ce qui est valable pour une maladie est valable pour n’importe quel élément extérieur. Nous conservons toujours l’empreinte de notre vie passée, des innombrables contacts avec le monde. Il est possible d’étudier ces empreintes, leur origine et leur date.

Il s’inclina, en une courte révérence :

— Ce domaine, encore mal connu, est ma spécialité.

Mathilde se souvenait de sa première rencontre avec Veynerdi, lors d’un séminaire sur la mémoire, à Majorque, en 1997. La plupart des invités étaient des neurologues, des psychiatres, des psychanalystes. Ils avaient parlé de synapses, de réseaux, d’inconscient, et avaient tous évoqué la complexité de la mémoire. Puis, le quatrième jour, un biologiste à nœud papillon était intervenu et tous les repères avaient changé. Derrière son pupitre, Alain Veynerdi ne parlait plus de la mémoire du cerveau mais de celle du corps.

Le savant avait présenté une étude qu’il avait effectuée sur les parfums. L’imprégnation permanente d’une substance alcoolisée sur la peau finit par « graver » certaines cellules, formant une marque identifiable même après que le sujet a arrêté de porter le parfum. Il avait cité l’exemple d’une femme qui avait utilisé le n° 5 de Chanel durant dix années et dont la peau portait encore, quatre ans plus tard, la signature chimique.

Ce jour-là, les auditeurs de la conférence étaient ressortis éblouis. Tout à coup, la mémoire se traduisait d’une manière physique et pouvait être soumise à l’analyse, à la chimie, au microscope… Tout à coup, cette entité abstraite, qui ne cessait d’échapper aux instruments de la technologie moderne, se révélait matérielle, tangible, observable. Une science humaine devenait science exacte.

Le visage d’Anna était éclairé par la lampe basse. Malgré sa fatigue, ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Elle commençait à comprendre :

— Dans mon cas, qu’est-ce que vous pouvez trouver ?

— Faites-moi confiance, répliqua le biologiste. Votre corps, dans le secret de ses cellules, a conservé des marques de votre passé. Nous allons débusquer les vestiges du milieu physique dans lequel vous viviez avant votre accident. L’air que vous respiriez. Les traces de vos habitudes alimentaires. La signature du parfum que vous portiez. D’une manière ou d’une autre, j’en suis sûr, vous êtes encore celle de jadis…

32

Veynerdi actionna plusieurs machines. La lueur des voyants et des écrans d’ordinateurs révéla les véritables dimensions du laboratoire : une grande pièce, dont les cloisons se répartissaient en baies vitrées et murs tapissés de liège, encombrée d’instruments d’analyse. La paillasse et la table en inox reflétaient chaque source de lumière, les étirant en filaments verts, jaunes, roses, rouges.

Le biologiste désigna une porte sur la gauche :

— Déshabillez-vous dans cette cabine, s’il vous plaît.

Anna s’éclipsa. Veynerdi enfila des gants de latex, disposa des sachets stériles sur le carrelage du comptoir, puis se plaça derrière une batterie de tubes à essai alignés. Il ressemblait à un musicien s’apprêtant à jouer d’un xylophone de verre.

Quand Anna réapparut, elle ne portait plus qu’une culotte noire. Son corps était d’une maigreur maladive. Ses os semblaient près d’écorcher sa peau au moindre geste.

— Allongez-vous, s’il vous plaît.

Anna se hissa sur la table. Lorsqu’elle faisait un effort, elle semblait plus robuste. Ses muscles secs bombaient sa peau, déclenchant une étrange impression de force, de puissance. Cette femme abritait un mystère, une énergie contenue. Mathilde songea à la coquille d’un œuf révélant en transparence la silhouette d’un tyrannosaure.

Veynerdi dégagea une aiguille et une seringue d’un conditionnement stérile :

— Nous allons commencer par une prise de sang.

Il enfonça l’aiguille dans le bras gauche d’Anna, sans déclencher la moindre réaction. Il demanda à Mathilde, le sourcil froncé :

— Vous lui avez donné des calmants ?

— Du Tranxène, oui. En intramusculaire. Elle était agitée ce soir et…

— Combien ?