Un an plus tard, le professeur Jones écrivait dans le magazine Science : « Une fois enregistrée par le thalamus, la sensation de la douleur est orientée par le cingulum et le cortex frontal vers le plus ou moins négatif. Alors seulement, cette sensation devient souffrance. »
Le fait était d’une importance primordiale. Il confirmait le rôle majeur de la réflexion dans la perception de la douleur. Dans la mesure où le cingulum fonctionne comme un sélecteur d’associations, on pouvait atténuer la sensation de souffrance grâce à une série d’exercices purement psychologiques, diminuer sa « résonance » dans le cerveau et l’orienter. Dans le cas d’une brûlure par exemple, il suffisait de penser au soleil et non à des chairs calcinées pour que la douleur régresse… La souffrance pouvait être combattue par l’esprit : la topographie même du cerveau le démontrait.
Ackermann était revenu en France surexcité. Il s’imaginait déjà aux commandes d’un groupe de recherche pluridisciplinaire, une superstructure associant cartographes, neurologues, psychiatres, psychologues… Maintenant que le cerveau livrait ses clés physiologiques, une collaboration entre toutes les disciplines devenait possible. Le temps des rivalités était dépassé : il suffisait de regarder la carte et d’associer ses forces !
Mais ses demandes de fonds restaient lettre morte. Ecœuré, désespéré, il échoua dans un laboratoire minuscule, à Maisons-Alfort, où il eut recours aux amphétamines pour retrouver le moral. Bientôt, regonflé par les cachets de Benzédrine, il se persuada qu’on avait négligé sa requête par simple ignorance, et non par indifférence : les pouvoirs du Petscan étaient trop mal connus.
Il décida de regrouper toutes les études internationales concernant la cartographie du cerveau dans un seul livre exhaustif. Il reprit ses voyages. Tokyo, Copenhague, Boston… Il rencontra des neurologues, des biologistes, des radiologues, décrypta leurs articles, rédigea des synthèses. En 1992, il publia un ouvrage de six cents pages : Imagerie fonctionnelle et géographie cérébrale, véritable atlas qui révélait un monde nouveau, une géographie singulière, ponctuée de continents, de mers, d’archipels…
Malgré le succès du livre au sein de la communauté scientifique internationale, les instances françaises lui opposaient toujours le même silence. Pire encore, deux caméras à positons avaient été installées à Orsay et à Lyon, et pas une fois son nom n’avait été mentionné. Pas une fois, il n’avait même été consulté. Explorateur sans vaisseau, Ackermann avait alors plongé plus profondément dans son univers de synthèse. S’il se souvenait, à cette époque, de certaines envolées sous Ecstasy, qui l’avaient emporté au-delà de lui-même, il se rappelait aussi les gouffres qui lui avaient ouvert le crâne à la suite de mauvais trips.
Il était au fond d’un de ces abîmes quand il reçut la lettre du Commissariat à l’Energie Atomique.
Il crut d’abord que son délire continuait. Puis il se rendit à l’évidence : c’était une réponse positive. Dans la mesure où l’utilisation d’une caméra à positons implique des injections de traceur radioactif, le CEA s’intéressait à ses travaux. Une commission spécifique souhaitait même le rencontrer afin de voir dans quelle mesure le CEA pourrait s’impliquer dans le financement de son programme.
Eric Ackermann s’était présenté la semaine suivante au siège de Fontenay-aux-Roses. Surprise : le comité d’accueil était essentiellement composé de militaires. Le neurologue avait souri. Ces uniformes lui rappelaient sa belle époque, en 1968, lorsqu’il était maoïste et qu’il cassait du CRS sur les barricades de la rue Gay-Lussac. Cette vision le gonfla à bloc. D’autant plus qu’il s’était chargé avec une poignée de Benzédrine, en prévision du trac. S’il fallait convaincre ces oiseaux gris, alors il saurait leur parler…
Son exposé dura plusieurs heures. Il commença par expliquer comment l’utilisation du Petscan avait permis, dès 1985, d’identifier la zone de la peur et comment, maintenant que cette région était connue, on allait définir une pharmacopée spécifique pour atténuer son influence sur l’esprit humain.
Il raconta cela à des militaires.
Puis il décrivit les travaux du professeur Jones ; comment le Britannique avait localisé le circuit neuronal de la douleur. Il précisa qu’il devenait possible, en associant ces localisations à un conditionnement psychologique, de limiter la souffrance.
Il dit cela à un comité de généraux et de psychiatres des armées.
Il évoqua ensuite d’autres recherches — sur la schizophrénie, sur la mémoire, sur l’imagination…
A grand renfort de gestes, de statistiques, d’articles, il leur fit miroiter des possibilités uniques : on pourrait désormais, grâce à la cartographie cérébrale, observer, contrôler, façonner le cerveau humain !
Un mois plus tard, il recevait une nouvelle convocation. On acceptait de financer son projet, à la condition expresse qu’il s’installe à l’institut Henri-Becquerel, un hôpital militaire situé à Orsay. Il devrait aussi collaborer avec des confrères des armées, dans une transparence totale.
Ackermann avait éclaté de rire : il allait travailler pour le ministère de la Défense ! Lui, le pur produit de la contre-culture des années 70, le psychiatre déjanté carburant aux amphètes… Il se persuada qu’il saurait être plus malin que ses commanditaires, qu’il saurait manipuler sans être manipulé.
La sonnerie du téléphone retentit de nouveau dans la pièce.
Il ne prit même pas la peine de répondre. Il ouvrit les rideaux et s’exposa à la fenêtre. Les sentinelles étaient toujours là.
L’avenue Trudaine offrait une délicate polychromie de bruns — des tons de boue séchée, d’or fatigué, de métaux vieillis. En la contemplant, il songeait toujours, sans savoir pourquoi, à un temple chinois ou tibétain dont la peinture écaillée, jaune ou rouille, révélerait l’écorce d’une autre réalité.
Il était 16 heures et le soleil était encore haut.
Soudain, il décida de ne pas attendre la nuit.
Trop impatient de fuir.
Il traversa le salon, attrapa son sac de voyage et ouvrit la porte.
Tout avait commencé avec la peur.
Tout finirait avec elle.
39
Il descendit dans le parc de stationnement de son immeuble par l’escalier de secours. Sur le seuil, il scruta la zone obscure : vide. Il traversa le parking puis déverrouilla une porte de tôle noire, dissimulée derrière une colonne. Au bout d’un couloir, il rejoignit la station de métro Anvers. Il jeta un regard derrière lui : personne sur ses pas.
Dans le hall de la station, la foule des voyageurs le fit paniquer un instant, puis il se raisonna : ces passants favorisaient sa fuite. Il se fraya un chemin sans ralentir, le regard rivé sur une nouvelle porte, de l’autre côté de l’espace de céramique.
Là, près de la cabine du photomaton, il fit mine d’attendre sa série de clichés face à la petite lucarne et se servit du passe qu’il s’était procuré. Après quelques hésitations, il dénicha la bonne clé et ouvrit discrètement la paroi sur laquelle était inscrit : RÉSERVÉ AU PERSONNEL.
Il retrouva la solitude avec soulagement. Une odeur insistante planait dans le couloir ; un effluve aigre, prégnant, qu’il ne parvenait pas à identifier et qui semblait l’envelopper tout entier. Il s’enfonça dans le boyau, butant contre des cartons moisis, des câbles oubliés, des conteneurs métalliques. A aucun moment il ne chercha à allumer. Il tritura plusieurs serrures, ouvrit des cadenas, des parois grillagées, des portes plombées. Il ne prenait pas la peine de les refermer à clé mais les sentait s’accumuler sur son passage comme autant de couches protectrices.