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Surnommé dans les services le « Géant Vert », il est réputé pour son obsession de l’infiltration, et aussi pour la violence de ses méthodes. Il est même régulièrement écarté par Magnard, connu lui-même pour son intransigeance, mais fidèle aux méthodes traditionnelles, allergique à toute expérimentation.

Pourtant, nous sommes au printemps 95, et les idées de Charlier ont pris une résonance particulière. La menace d’un réseau terroriste pèse sur la France. Le 25 juillet, une bombe éclate dans la station de RER Saint-Michel, tuant dix personnes. On soupçonne des membres du GIA mais il n’existe pas l’ombre d’une piste pour enrayer la vague d’attentats.

Le ministère de la Défense, associé au ministère de l’Intérieur, décide de financer le projet Morpho. Même si l’opération ne permettra pas d’être efficace sur ce dossier spécifique — « trop court » — , il est temps d’utiliser des armes nouvelles contre le terrorisme d’Etat.

A la fin de l’été 1995, Philippe Charlier me rend une nouvelle visite et évoque déjà la sélection d’un cobaye, parmi les centaines d’islamistes arrêtés dans le cadre du plan Vigipirate.

C’est à ce moment que Magnard remporte une victoire décisive. Alors qu’une bouteille de gaz a été retrouvée sur la ligne du TGV et que les gendarmes lyonnais s’apprêtent à la détruire, Magnard exige l’analyse de l’objet. On y découvre les empreintes d’un suspect, Khaled Kelkal, qui s’avère être l’un des auteurs des attentats. La suite appartient à l’histoire, aux médias : Kelkal, traqué comme une bête dans les bois de la région lyonnaise, est abattu le 29 septembre, puis le réseau démantelé.

C’est le triomphe de Magnard et des bonnes vieilles méthodes à l’ancienne.

Fin du dossier Morpho.

Exit Philippe Charlier.

Pourtant, le budget perdure. Les ministères chargés de la sécurité du pays m’allouent des moyens importants pour poursuivre mes travaux. Dès la première année, mes résultats démontrent que j’ai vu juste. C’est bien l’Oxygène-15, injecté selon des doses significatives, qui rend les neurones perméables aux souvenirs artificiels. Sous cette influence, la mémoire devient poreuse, elle laisse filtrer des éléments de fiction et les intègre comme réalité.

Mon protocole s’affine. Je travaille sur plusieurs dizaines de patients, tous fournis par l’armée, des soldats volontaires. Il s’agit de conditionnements de très faible envergure. Un seul souvenir artificiel chaque fois. J’attends ensuite plusieurs jours pour m’assurer que la « greffe » a pris.

Il reste à tenter l’expérience ultime : occulter la mémoire d’un sujet puis lui implanter des souvenirs tout neufs. Je ne suis pas pressé de tenter une telle lessive. D’autant plus que la police et l’armée semblent m’oublier. Durant ces années-là, Charlier est relégué à des enquêtes de terrain, coupé des sphères du pouvoir. Magnard règne sans partage, avec ses principes traditionnels. J’ai l’espoir qu’on me lâche définitivement la bride. Je rêve d’un retour à la vie civile, d’une publication officielle de mes résultats, d’une application saine de mes expériences…

Tout cela serait possible sans le 11 septembre 2001.

Les attentats des Twin Towers et du Pentagone.

Le souffle de l’explosion pulvérise toutes les certitudes policières, toutes les techniques d’investigation et d’espionnage, à l’échelle du monde entier. Les services secrets, les agences de renseignements, les polices et les armées des pays menacés par Al-Qaïda sont sur les dents. Les responsables politiques sont effarés. Une nouvelle fois, le danger terroriste a démontré sa force majeure : le secret.

On parle de guerre sainte, de menace chimique, d’alerte atomique…

Philippe Charlier revient en première ligne. Il est l’homme de la rage, de l’obsession. Une figure de force, aux méthodes obscures, violentes — et efficaces. Le dossier Morpho est exhumé. Des mots honnis reviennent sur toutes les lèvres : conditionnement, lavage de cerveau, infiltration…

Au milieu du mois de novembre, Charlier débarque à l’institut Henri-Becquerel. Il annonce avec un large sourire :

— Les barbus sont de retour.

Il m’invite au restaurant. Un bouchon lyonnais : saucisson chaud et vin de Bourgogne. Le cauchemar recommence, dans les relents de graisse et de sang cuits.

— Est-ce que tu connais le budget annuel de la CIA et du FBI ? demande-t-il.

Je réponds par la négative.

— Trente milliards de dollars. Les deux agences possèdent des satellites, des sous-marins espions, des engins automatiques de reconnaissance, des centres d’écoute mobiles. La technologie la plus fine dans le domaine de la surveillance électronique. Sans compter la NSA (National Security Agency) et son savoir-faire. Les Américains peuvent tout écouter, tout percevoir. Il n’existe plus de secret sur terre. On en a beaucoup parlé. Le monde entier s’est inquiété. On a même évoqué Big Brother… Seulement, il y a eu le 11 septembre. Quelques gars, armés de couteaux en plastique, ont réussi à détruire les tours du World Trade Center et un bon morceau du Pentagone, atteignant un score de près de trois mille morts. Les Américains écoutent tout, captent tout, sauf les hommes qui sont vraiment dangereux.

Le Géant Vert ne rit plus. Il tourne lentement ses paumes vers le plafond, au-dessus de son assiette :

— Tu imagines les deux plateaux de la balance ? D’un côté, trente milliards de dollars. De l’autre, des couteaux en plastique. Qu’est-ce qui a fait la différence à ton avis ? Qu’est-ce qui a fait pencher cette putain de balance ? (Il frappe la table avec violence.) La volonté. La foi. La folie. Face à l’armada de technologie, aux milliers d’agents américains, une poignée d’hommes déterminés a pu se soustraire à toute surveillance. Parce qu’aucune machine ne sera jamais aussi forte qu’un cerveau humain. Parce que jamais aucun fonctionnaire, menant une existence normale, possédant des ambitions normales, ne pourra coincer un fanatique qui se contrefout de sa propre vie, qui s’incarne totalement dans une cause supérieure.

Il s’arrête, reprend sa respiration, puis poursuit :

— Les pilotes-kamikazes du 11 septembre s’étaient épilé le corps. Tu sais pourquoi ? Pour être parfaitement purs au moment d’entrer au paradis. On ne peut rien contre de tels salopards. Ni les espionner, ni les acheter, ni les comprendre.

Ses yeux brillent d’un éclat ambigu, comme s’il avait prévenu tout le monde de l’imminence de la catastrophe :

— Je te le répète : il n’y a qu’un seul moyen pour choper ces fanatiques. Retourner l’un d’entre eux. Le convertir pour lire l’envers de leur folie. Alors seulement, on pourra se battre.

Le Géant Vert plante ses coudes sur la nappe, arrondit ses lèvres sur son ballon de rouge, puis relève sa moustache d’un sourire :

— J’ai une bonne nouvelle pour toi. A compter d’aujourd’hui, le projet Morpho repart. Je t’ai même trouvé un candidat. (Le rictus poivré s’accentue.) Je devrais plutôt dire : une candidate.

41

Moi. La voix d’Anna claqua sur le ciment comme une balle de ping-pong. Eric Ackermann lui adressa un faible sourire, presque un sourire d’excuse. Voilà près d’une heure qu’il parlait sans discontinuer, assis dans la Volvo Break, portière ouverte, les jambes déroulées au-dehors. Il avait la gorge sèche et aurait donné n’importe quoi pour un verre d’eau.

Contre la colonne, Anna Heymes demeurait immobile, aussi fine qu’un graffiti à l’encre de Chine. Mathilde Wilcrau ne cessait d’aller et venir, actionnant la minuterie lorsque les néons s’éteignaient.